Michel Le Quéré

Michel Le Quéré

La condition humaine


 

 

 


 

 

Les articles de mon blog sont illustrés par des morceaux de musique. Je ne considère pas comme secondaires ces illustrations sonores. Mais vous pouvez très bien lire les infos de cet article sans musique.

C'est vous qui décidez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"Prends des feuilles 21 27, un stylo
Une caméra super 8, un magnéto
Regarde à l'intérieur de tes rêves et dans les journaux
Toute la folie du monde est dans ton cerveau.
Raconte-toi !"
 
YVES SIMON

 

 

 

 "Quoi qu'on fasse, nous resterons une énigme pour nous-mêmes,

une énigme qu'il faut sonder, quoiqu'il en coûte."

                                                                                                                                  MALRAUX

 

 

 

"Je ne suis qu'une plaie."

CIORAN

 

 

"ll y a une affinité fondamentale entre l'oeuvre d'art et l'acte de résistance."

DELEUZE

 

 

"L'Art est la seule chose qui résiste à la mort."

MALRAUX

 

 

Je ne cherche pas à m'affranchir de ma condition de simple mortel. Du promontoire de mes angoisses parfois insoutenables, puissamment engagé dans ma propre vie, j'essaie de regarder la Mort en face. Pour moi, vivre c'est apprendre à affronter l'instant misérable et grandiose par lequel je me vois accédant à l'irréductible échéance. Ma condition humaine. Treize tableaux pour dire De n'être rien je n'ai vraiment que ça.

Ma condition humaine n'est qu'une fabrique de jouets pour personne âgée en fin de vie. Des figurines inquiétantes et douces qui ne parviennent plus à faire semblant d'être parties prenantes dans l'élaboration du monde actuel. Des morceaux sanguinolents de moi-même conscients de raconter mon insouciant passé, mes heures heureuses enfuies.

Un artiste ne bâtit pas une oeuvre, il met au monde une armée de soldats censés contenir les assauts du Mal absolu, le Temps. Chacune de mes sculptures un baume une tendresse, une alliée un défenseur qui tentent toutes et tous de soudoyer cette grande faucheuse afin de lui soutirer une poignée de secondes endimanchées ou un répit, une larme de paix entre deux averses de désolation.

Paradoxalement, en travaillant ces têtes de frênes, ce bois inerte, je lutte contre la mort. Je me régénère grâce à l'arbre et à la nature.

 

 

L'insignifiant morceau de bois mort sur lequel j'ai jeté mon dévolu, pendant des heures et des journées entières je le travaille je le restaure, je le façonne et je l'apprête. Je le destine à recevoir à héberger, et pour l'éternité, ce qui me reste d'âme et de chagrin. Quand je serai parti regardez bien : en chacune de mes oeuvres survit un passager. Vous le reconnaîtrez. 

Dans cette histoire, le véritable sculpteur c'est le paysan..

 

 

 

 

 

 LCH 16.jpg

 

IMG_20190406_161036.jpg

 

 LCH 21.jpg

 

IMG_20190331_154523.jpg

 

 LCH 12.jpg

 

IMG_20190406_161225.jpg

 

IMG_20190331_153231.jpg

 

IMG_20190331_154630.jpg

 

IMG_20190331_154346.jpg

 

IMG_20190331_152957.jpg

 

La condition humaine ( 13 tableaux )

technique mixte dont bois, argile, résine, enduits ...

 

 

 

La condition humaine

 

 

En sculpture, comme en littérature, je rôde autour de la mort. Le paysage de cette suprême randonnée ? Nordique, âpre et vif, inhospitalier. Je ne peux m'échapper du cercle que je décris. Je piétine derrière le pénitent qui me précède, nous sommes des milliers à tourner ainsi en rond, abattus et tremblants. J'avance avec peine en scrutant, impossible de regarder ailleurs, l'organisme vivant tourmenté, la chose difforme comme échappée d'un roman de Lovecraft que nous découvrons au centre de ce cercle. Il n'est pas d'être immatériel indescriptible plus terrorisant. De son corps démembré jaillissent épouvantes, rêves déstructurés, mystères et chagrins se noyant dans leur propre sang.

Je trouve que c'est bien long pour apprendre à achever le coursier des ténèbres qui avance dans ma poitrine en boitant. J'aurais aimé ici vous expliquer mon travail or j'en suis incapable. Tout ce que je sais faire c'est désigner du doigt la chose, comme le font les enfants, la parturiente aux treize petits, ces tableaux de ma condition provisoirement humaine. Jadis, nos ancêtres dormaient dans les arbres. Ils bâtissaient chaque soir une couche de feuilles et de branchages je suis en train de requalifier cette pratique. J'aménage la nature à la manière des bêtes que nous étions alors, ces parents épinglés au cœur de nos cellules.

Chaque jour, le temps que je passe dans l'atelier à épurer, aménager, restaurer, adapter les matériaux de cette condition humaine - des têtes de frêne torturées remplies de cavités et de cœurs morts - ce moment, ce laps de temps correspond très exactement à son ancêtre usé dans la confection de la couche d'un soir. Chaque nuit je dors dans les bras de la nature, connecté à la sève de l'Univers. Mes rêves sont colonisés par d'anciennes peurs et des visages transfigurés par l'épouvante composant des chaos façon Pieter Breughel l'Ancien, des créatures inattendues traitées à la manière de Jérôme Bosch, toute une géographie de l'enfer dans son jus de fin du Moyen Age. Ma condition humaine, désarticulée, me pousse à déconstruire et reconstruire, sous la forme de désastres, les ratages accumulés de la réalité des jours. L'aveuglante beauté sombre de mon infirmité échappe à ma conscience. Dans sa plus grande partie. Le témoignage qui reste, vagissant mouillé comme une chose vivante, malade le plus souvent, court-métrage noyé dans des noirceurs indéchiffrables, je sens à sa chair maltraitée qu'il parle d'un monde humilié, cloué à l'irréversible par les couleurs les cris les chutes de souvenirs d'enfance sacrifiés.

Je ne tiens pas à ce que ces œuvres, donc les treize tableaux de ma condition humaine, prouvent encore ma volonté de sculpteur. Car ils ressemblent à des jouets macabres, des pieds de nez à la mort qui arrivent à l'heure boucler mon existence. Ils démontrent tout au plus la bonne marche des moteurs qui me font encore avancer : le repentir et la déréliction. Je ne suis pas fier d'avoir osé paraître orgueilleux et j'entre plus que jamais en état de totale solitude face au mystère absolu : l'instant de ma venue au monde. Entrer en condition humaine, naître donc, c'est pour moi passer la porte de l'abandon, cette soi-disant faveur de la nature exubérante. Toute ma vie j'ai été attiré, aimanté viscéralement, par les abris les refuges les remises, les cachettes les niches et les recoins, les encoignures et les réduits, les alcôves les boudoirs les cantous, les berceaux les gynécées, les mansardes les greniers, les guérites et les loges, les enclos et les cloîtres, les huttes et les cabanes, les caves les cavernes et les grottes, les souterrains et les tunnels, les couverts les taillis les affûts, les terriers les tanières et les gîtes, les cellules des prisons. Et pourtant, un seul lieu une seule poche concerne l'essence de ma chair, mes pensées mes chagrins et mes cris ; il s'appelle le ventre de Maman dans lequel j'ai poussé à l'abri de la non existence du Mal absolu. « Je ne voulais pas venir au monde. » Telle est la première phrase du premier tome de mes souvenirs d'enfance. Raté. J'aurai passé ma vie tout au dehors au loin de toi Maman, à désapprendre la lumière et puis à colmater les brèches ouvertes sur l'absurde.


 

 

Jean Joudioux s’arrêta enfin, se retourna et, écartant les branches qui leur barraient le passage, indiqua à son compagnon et d’un geste du menton une direction qui butait sur le monument, le terminus, le but de cette randonnée matinale, un énorme saule que personne n’avait jamais taillé, sans doute plus que centenaire et qui écrasait les rejetons alentour de toute sa majesté. Le guide laissa l’apprenti résistant faire le tour du colosse, caresser son écorce rustique profondément crevassée, jauger l’animal et deviner tout seul qu’il y avait autre chose de plus étonnant encore à découvrir. Mais pour cela, il fallait probablement se hisser à bord. A trois mètres du sol, l’arbre se comportait étrangement. Il était comme serti d’une couronne de grosses branches délimitant un espace presque parfaitement circulaire dans lequel Jean pensa qu’il aurait à se loger, se musser, s’acagnarder en cas de danger.

- T’aurais tort de penser que d’ici t’as tout vu ! lui glissa malicieusement le patron du domaine dont le regard s’était tout à coup allumé comme s’il était en train d’enfiler un costume de braconnier, ou celui d’un pisteur, d’un chasseur, d’un tendeur d’embuscade. Jean comprit qu’il devait faire plaisir à son protecteur et grimpa aussitôt dans l’arbre avec toute la puissance et l’orgueil de son âge. Arrivé à destination il faillit tomber dans le coeur du monument qui était complètement creux. Interloqué comme un gamin au pied d’un sapin de Noël, il se tourna vers le magicien qui l’avait emmené jusqu’ici et qui lui lança d’un air amusé :

- Si ça t’ va, demain j’ te donn’rai une e p’tite échelle !

 

Extrait de Les Terres de Montbout de Louis Le Calvez, Bouinotte Editions

 

( Jean Le Calvez, réfractaire au STO, est caché dans le tronc d'un énorme saule par son futur beau-père.)

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



17/02/2019
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 16 autres membres