Michel Le Quéré

Michel Le Quéré

Les parallèles de l'ange

 

 

 

Les articles de mon blog sont illustrés par des morceaux de musique. Je ne considère pas ces illustrations sonores comme secondaires. Mais vous pouvez très bien lire les infos de cet article sans musique.

C'est vous qui décidez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

" L'homme est le seul animal qui apprenne à ses jeunes à tuer leurs semblables. Il y a même des écoles pour cela. On les appelle des casernes. "

Théodore Monod

 

" Désormais, plus que jamais, l'animal nous regarde et nous sommes nus devant lui.

Et penser commence peut-être par là. "

Jacques Derrida

 

"Le plus grand danger dans la vie vient du fait que la nourriture de l'homme est entièrement constituée d'âmes."

Maxime du peuple Inuit

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans mon projet intitulé  Les parallèles de l’ange  je m’interroge principalement sur la souffrance animale ; je revisite les rapports que les hommes entretiennent avec les animaux. Le premier chapitre de mon récit est en quelque sorte un piège dans lequel le lecteur se laisse endormir par le quotidien de l‘auteur, ne soupçonnant pas, à première vue, que derrière lui puissent se cacher de grandes questions existentielles. L’événement déclencheur du récit m’a en effet invité, de fil en aiguille, à me pencher sur ce que l’on nomme de manière très générale, une vie.

Les neuf « parallèles » du récit parlent de la paix, de la compassion, du partage, du rachat, de la mauvaise conscience, de la responsabilité, de la liberté, de la lucidité et de la déréliction. En une centaine de pages.

 

 

 *  Le travail d'écriture de ce texte courra sur quinze semaines, d'octobre 2013 à janvier 2014.

 

 

 

 

 LES PARALLELES DE L'ANGE

                       récit

 

 

 

                                                                pour Marie, parce qu'elle aussi chuchote à l'oreille des bêtes.

 

 

 

" J'aime l'oiseau qui m'a mis des ailes aux pieds."

Michel Serres

 

 

 

 

 

ENVOL

 

 

Et la chose se mit à me parler. Un matin comme les autres. Dans son costume gris souris. Les deux pieds dans la glèbe. Le devoir animal jugulé aux limites exactes du besoin. Ouvrir la volière pour nourrir un élevage de petit retraité transparent. Entrebâiller la barrière et la laisser ainsi jusqu'à la fin du rite. Pour la commodité de l'opération. Les poules auront ainsi la possibilité de sortir effectuer une balade de reines d'un moment dans la jolie prairie de mon minuscule jardin, le regard vif auquel nul insecte n'échappe fusant tel un laser invisible dernier cri, et l'arrosoir à portée de main pourra au bon moment être saisi afin de pénétrer le parc dans lequel il accomplira sa mission d'aubergiste nettoyeur. Il ne s'agit pas de tendresse - quoique - mais de dignité : changer chaque jour l'eau de ses animaux d'élevage et de compagnie est un devoir compris dans l'habitude et un principe respecté. Le portillon ainsi entrouvert n'offre pas l'espace nécessaire à l'envol des pigeons qui ne manquent pourtant pas de venir enquêter pour voir si, à tout hasard ... Car forcément que c'est bien intriguant cette brèche de lumière qui fait subodorer du large, du contenu d'espace épanoui et répandu ; qui déverse des panoplies de voyageur en invitant à voir la vie comme une nudité des premiers âges du monde. Liberté, ailleurs, possible, un alliage d'air vif des cimes confectionnant le prisme triangulaire de cette intrusion, de cette éventration de la bûche prison dont les pensionnaires pourtant me font fête puisque je porte offrande. Or, ce matin, qu'est-ce qui m'a pris ?

 

Le portillon je l'ouvre en grand et je l'oublie. Le temps de la besogne certes mais je le laisse ainsi, généreux, comme s'il refusait tout à coup de se repaître plus longtemps de volonté farouche d'emprisonnement ; comme s'il rendait son tablier de garde-chiourme, ses bras de bois croisés sur son torse bombé, la tête baissée vissée dans le refus, moue boudeuse et têtue enfermée dans une opposition synonyme d'enfantillage à faire sourire. Qu'est-ce qui m'a pris ? Je le sais on le sait qu'un animal même domestique et familier ne vise très probablement qu'une belle ivresse de liberté. En permanence. Que toute sa gestuelle n'est orientée que vers un but : fuir. Se sauver. Echapper au gardien. Que cette ébauche de pensée est l'ancêtre de l'idée fixe. Que l'instinct, le besoin, la faim, la survie de l'espèce taraudent le vivant, exacerbent les pulsions, poussent le cuir lourd à se porter au devant de l'inconnu. Que tant pis si dans la jungle la pitance est vendue au prix fort et si dénicher un partenaire de l'autre sexe expose à tous les dangers. Qu'importe. Même pas de choix. La force qui pousse à être libre commande.

 

Pour pénétrer dans la volière j'ai donc ouvert le portillon en bois. En grand. Blanchon, le commandant de notre compagnie de pigeons, le mâle de la tribu, le chef, le dominant, Maître Yvoire de Carneau comme cet aristocrate un brin traîneur de sabre souhaiterait qu'on le hèle - il faut le voir se pavaner en donnant du jabot - est venu comme à son habitude se poser sur le toit des HLM. Nous nommons ainsi l'abri des cailles car il est composé de deux caisses en bois identiques collées l'une contre l'autre, habillées de parement grossier genre opus incertum et couvertes de lauzes, Haute-Loire oblige. Des locaux avec des baies vitrées derrière lesquelles on aperçoit régulièrement, en limite de journée, une adorable boule de plumes grises à l'œil vif et curieux couchée contre le soleil finissant, paisible comme si elle possédait du temps à ne plus savoir qu'en faire. Une tendresse de spectacle pour l'enfant attardé que je suis, bien utile pour déguiser une très commune illustration de la notion d'emprisonnement par l'homme de bêtes d'élevage. Blanchon – que très affectueusement je préfère appeler Pigeon Blanc - se pavane donc sur le toit de l'immeuble des cailles comme s'il inspectait la livraison de la cantine : date, heure, contenants, contenus, quantités, qualité. Qu'il jette parfois un œil curieux en direction du jardin libéré de l'emprise du grillage ne m'inquiète pas outre mesure. Il accomplit chaque matin son cérémonial sans avoir une seule fois tenté de franchir la frontière de son lieu d'internement. La porte est grande ouverte pourtant il reste. Parce que c'est l'heure de l'appétit congratulé, de la pitance à flots. La faim justifie la reddition, la sédentarité, le report des interrogations existentielles. Mais ventre creux est impatient. Si Blanchon vient se poser sur le toit de la maison des cailles dès qu'on s'empresse en direction de la volière le matin, c'est parce qu'il sait que nous déposerons dessus, juste après notre entrée dans l'enclos, les trois récipients remplis de blé pour l'un, de mélange pour cailles pour le deuxième et d'un assortiment de graines pour pigeons pour le dernier. Or ce matin qu'est-ce qui m'a pris de ne pénétrer dans la volière qu'uniquement muni de la pitance des poules ? C'est vrai que j'ai la tête ailleurs en ce moment. Je suis depuis plusieurs jours accaparé par les problèmes techniques concomitants à la réalisation de ma dernière sculpture en date, le sens que je veux donner à l'œuvre et la recherche de son titre. La boîte contenant la nourriture des pigeons est restée dans l'allée du jardin, à l'extérieur de la volière donc, comme une incongruité. Quant à la gamelle destinée aux cailles, je ne l'ai carrément pas imprimée. Non mais c'est quoi cet éleveur de pacotille incapable de compter jusqu'à trois ? Blanchon, s'il pouvait parler ! Pas besoin j'ai compris. Je nourris les poules et, en revenant vers lui, je lui présente mes excuses si toutefois Monsieur veut bien les accepter. Je ressors de l'enclos mais je n'ai même pas le temps de me saisir de l'objet convoité par le volatile impatient. Celui-ci plonge dans ma direction en déployant ses ailes. Comme le portillon est resté ouvert en grand l'opération est possible. Je viens de percuter : Blanchon ne s'est pas à ce jour envolé hors les murs du territoire que nous lui avons infligé, tout simplement parce qu'il ne le pouvait pas. Interloqué, je lui fais face en écartant les bras. L'oiseau est sorti de la volière. Il bat des ailes bruyamment devant moi à la manière d'un énorme colibri qui n'aurait pas peur d'affronter un ennemi vingt fois plus gros que lui. Comme il ne possède pas la science du minuscule oiseau des Amériques il se met à voler en rond, quêtant une issue entre volière, hominidé brasse-bouillon, mur du jardin et branches basses du prunier tout proche. J'ai l'impression qu'il cherche l'entrée de la volière. Or maintenant il s'est élevé plus haut que l'entrée de l'enclos et mes gestes brusques et imbéciles ne font que l'apeurer. Fin de l'épisode : l'oiseau est parvenu à s'extraire de l'affolement général en plongeant vers le jardin. L'espace vertigineux lui appartient.

 

Je suis tétanisé. Je n'arrive plus à penser. Je me sens vide ; comme si la machine à l'intérieur de moi responsable de l'entrain coutumier n'était soudain plus alimentée en énergie. C'est un automate qui referme, comme dans un rêve ou un état second, le portillon de la volière. Enfin, peut-être. Dans cette gestuelle - si je l'ai véritablement exécutée - sans doute les séquelles du très ancien atavisme des gardiens de troupeaux du néolithique. L'automate s'extrait ensuite du couvert des arbres fruitiers voisins de la volière pour se planter en pleine lumière, au milieu du jardin, afin de lancer dans l'étourdissante vastité du ciel son regard de puits perdu. Pantin désarticulé je suis. Bras ballants et bouche bée je contemple l'infini qui au-dessus de ma tête me donne le vertige. Un autre homme est descendu en moi, venu des premiers âges de l'humanité. Il regarde le ciel et s'interroge. Il se trouve limité, animal quoiqu'à sa frontière, pierre vivante plongée dans un volcan en pleine activité. Toutes ces sensations en trois secondes car l'inimaginable se produit : Blanchon réapparaît l'espace d'un instant afin d'effectuer un vol comme de reconnaissance au-dessus du jardin. Il ne décrit qu'un seul cercle et disparaît cette fois pour de bon, au sud, en direction de la vallée de la Laussonne. J'ai croisé son regard une fraction d'éternité. Il était sans doute venu, pour cet exil précipité, pleurer pardon auprès de ses enfants et puis de sa compagne. J'ai même eu le sentiment, lucidité féroce contenue dans un éclair, qu'il s'était empressé de revenir me dire adieu. A moi son surveillant, son geôlier, son Cerbère. Comme s'il tenait à témoigner, au nom de la nature et à l'égard des êtres humains qui l'assassinent, la plus grandiose et honorifique des politesses.

 

Je suis détruit deux fois mais bénéfique la seconde gifle. Je m'extirpe de ma torpeur et, dérisoire pantin au royaume des Guignols, je décide néanmoins de reprendre une activité normale. C'est alors que la chose se met à me parler. Dans ce non-événement qui ne peut prêter qu'à sourire – Ne le niez pas ! Je vous ai vus ! - je suis très étonné et puis bientôt émerveillé de découvrir, ainsi que dans un secrétaire très dix-huitième, une multitude de tiroirs secrets invisibles à première vue. Autrement dit ce jour, soudainement dans l'azur écrasant mon jardin, les traces diverses et malignes gravées dans l'émotion par l'infinitésimal fait d'actualité d'un quotidien en apparence sans or ni grâce. Ces différentes strates d'une pensée brutalement tourneboulée je les ai instinctivement nommées les parallèles de l'ange. Contrairement à beaucoup de ses frères, ce cadeau-là n'était pas tombé du ciel ; il venait d'y monter.

 

 

 

 

PARALLÈLE DE LA PAIX

 

 

 

Du plus profond de l'archaïsme de l'être vivant émerge la peur du manque. Quand nos ancêtres chasseurs-cueilleurs prirent le virage de l'élevage, leur cœur se mit à battre différemment. Des tons pastels vinrent adoucir le rouge sang du courage et de la peur. Se sédentariser c'est se poser. Rompre la course. La caresse étonnamment plus efficiente que le coup. L'animal reste dans l'enclos parce qu'il y retrouve la nature, son milieu ; celui-ci de surcroît apaisé. Protection et couvert assurés l'ailleurs se revêt incertain. Lors pendant des millénaires les hommes du néolithique se gravent à l'intérieur que l'élevage des animaux est une offre de sécurité, de bien être et de paix. A contrario, si la bête encagée fuit sa prison dorée, la très vieille inquiétude ressurgit ; comme le fauve du fourré des temps anciens, lorsque la chasse indispensable à la survie. L'évasion de Blanchon me renvoie dans la seconde à la lourde et primaire, primordiale et antique préoccupation : la carence en nourriture, le déficit, l'absence et plus loin la disette, la famine ; le regard implorant des enfants affaiblis. La peur du manque préface l'extinction de l'espèce. C'est un véritable uppercut cette remontée d'angoisse. Le poids des siècles n'écrase pas l'atome du devoir de survivre. A tous les cataclysmes et en premier lieu à celui de la faim. J'accueille cette infime lumière des profondeurs avec tendresse et désespoir. Il lui reste juste assez d'éclat pour éclairer le pire qui est certain en cet endroit : je suis effondré à l'idée du nombre de millénaires qui seront indispensables à notre humanité pour en finir avec la faim, ce fléau qui est toujours le sinistre produit d'une brutalité orchestrée par un groupe d'hommes sur son voisin, l'indéfendable résultante de sordides conflits, de guerres ancestrales et tribales, villageoises et mondiales, chirurgicales et massives. Le voilà le message premier apporté par pigeon voyageur. Je le reçois en plein visage avant d'oser lui offrir cette bien timide demande de pardon : Je travaille dans l'obscur à apaiser l'homme des profondeurs. Pour l'instant résultats très moyens. La toute première parallèle de l'ange est forcément un message de paix.

 

 

 

 

PARALLÈLE DE LA COMPASSION

 

 

 

La deuxième un commandement dicté par la compassion : Tu ne tueras point. Une fois la frayeur inconsciente esquissée par l'Ankou des famines, se ressaisir humain, confraternel et même adorateur de vie. De toutes les vies. De celle de l'enfant comme de celle de l'oiseau. Car enfin, cette tendresse tout à coup qui recouvre la peur du manque, je ne l'invente pas ; elle m'inonde. C'est une révélation que l'évadé fut un ami, un cousin, une liaison, un cœur pris, un allié, un associé, un familier, un condisciple, un compagnon, un confident car un Montaigne de ma Boétie. Sur les marches du soir, le banc de pierre près de la volière, il aurait pu en recueillir des entretiens cachés dans l'armoire des monologues. Des entrevues secrètes, des discussions, des tête-à-tête, des accostages et des conversations, des abordages, des pourparlers, des interview, des abouchements, des interpellations, des causeries, des échanges, des bavardages, des caquetages, des épanchements, des confidences, des expansions, des réflexions et des fadaises, des commentaires, des plaisanteries, des digressions, des interrogations, des verbiages, des réponses, des questions, des répliques et des conciliabules, des catéchèses prolétariennes. Oui je confesse combien j'aime l'animal. Je proclame qu'il est ma parallèle, mon égal, mon semblable et ma rime, ma permanence et mon alter ego, mon uniforme, mon synonyme, ma réciprocité, mon sosie, mon portrait tout craché, mon parent, mon jumeau et mon frère, mon similaire et ma correspondance, mon pendant, mon congénère, ma symétrie, ma représentation, mon pastiche, ma copie, mon double et mon duplicata, ma textuelle et mon fac-similé, mon image, ma doublure, ma parabole et mon allégorie. Il est ma vérité. Nous sommes les deux bras d'un même enlacement, les deux lèvres d'un baiser, les deux empreintes d'une seule course : celle qui aura toujours pour but l'amour de cette planète qui offrit la vie.

L'évasion de l'oiseau m'assène réalité : je parcours l'existence bonté masquée. La paresse me confine au moule des traditions. Comme des lignées d'ancêtres avant moi j'engraisse des animaux pour les manger. Emprisonnés, parqués, contraints, ils usent le temps sur des chemins de ronde qu'ils récitent les yeux fermés. L'instinct bridé. La petite flamme de la conscience heureusement encore au stade silex et amadou de l'ère des guerres du feu. Pour autant que l'on puisse en juger. Et l'empathie soudain très claire d'ouvrir ici une brèche qui je l'espère ne se refermera. J'ai le comportement usé par le frottement avec les habitudes, les racines, les constantes, la pratique, les marottes, la routine. Certaines traditions font encore de moi à ce jour un être fruste ; un inculte et grossier personnage. Une brute, un barbare, une erreur de l'élégance, une rudimentaire ébauche de la spiritualité. Car enfin la paresse a bon dos. Il faut parler ici de lâcheté puisque je ne m'offusque pas de ma propre brutalité.

La violence réside avant tout dans la privation de liberté. L'oiseau dans la volière cherche la faille dans le grillage. De l'aube au crépuscule. Parce que l'azur, la prairie odorante, la petite musique du choix. J'ai essayé déjà de me mettre à sa place ? C'est comment dans les camps dits de concentration le quotidien des prisonniers parqués parce que trop différents de la normale ? Si l'on réduit l'espace on arrive bien à la cage, l'autre tombeau. Alors entrer en empathie quelque part sauve. Je suis peut-être récupérable. Je vis sur le fil de l'instant ; en funambule sur la frontière qui symbolise le passage entre deux stades de l'évolution. Une friche qui se cherche, une zone indéfinie dans laquelle je suis trois à la fois : ce que je fus, suis et voudrais être.

Dans les constantes de mon éducation, la nourriture carnée. Prélevée dans le clapier, le pigeonnier, le poulailler, la porcherie, la bergerie, la chèvrerie, l'étable. Ici déjà dilemme ; je ne cite l'écurie. Car à sa seule évocation mon grand-père maternel devenait plus que jamais inaccessible, perdu, rêveur, silencieux comme une contrée indéchiffrable et interdite. Paysan berrichon d'avant la mécanisation, ses chevaux étaient sa force de travail, son gagne-pain, ses compagnons de trait et de souffrance. Ninon, Gaillard et Favori les gardiens de sa vie. Ils portaient nom comme des parents ou des amis. Dans la petite paysannerie du début du vingtième siècle cheval de trait haut personnage. Fleuron, pierre angulaire, charpente, arc-boutant, clef de voûte et base, capital, capitale, grandeur et gravité, bras droit et âme de toutes les affaires. Jamais mon ancêtre ne leva la main sur ses chevaux. Pourquoi l'aurait-il fait ? Ces bêtes étaient des anges parce qu'elles l'aidaient à transporter sa croix ; sa révolte intérieure muette qui ravageait son existence depuis la bataille de la Somme. Des visions d'épouvante le hantaient. Les camarades blessés prisonniers de la boue des tranchées, les explosions terrorisantes et puis cette peinture au sang échappée des enfers : des convois de chevaux attelés à des tombereaux chargés de cadavres de chevaux. Moi enfant je n'ai jamais rien su de ce désastre. Je n'ai perçu qu'un lien dont la fierté me faisait rougir jusqu'aux oreilles. Lorsque mon ancêtre rentrait des champs je volais à sa rencontre afin de compléter le tableau représentant une trilogie d'amour qui m'arrache de la poitrine soixante ans plus tard le chat sauvage d'un bouillon de chagrin. Je m'associais à un duo. J'entrais dans un secret. Je pénétrais dans une moisson de lauriers. J'esquissais comme le sens de ma vie. Je glissais ma menotte dans l'immense et sage rugosité rouge de la main gauche du grand-père et puis je me penchais pour voir s'il tenait bien de l'autre le licol du cheval nous accompagnant. Nous revenions ainsi jusqu'à la cour de la ferme, auréolés d'un prestige de conquérants. Je n'aurais pas su expliquer comme aujourd'hui le sens de cette marche à la gloire. Je me sentais alors tout simplement célèbre, immortel à coup sûr, couronné roi du plus beau livre de mon histoire. Accorder la musique de mon pas à la métrique de ce poème épique œuvre symphonique considérable et mozartienne sans le savoir. A distance l'image de cette trilogie emblème de toutes les transmissions respectueuses de la vie. Un animal ici ? Quel animal ? Seulement trois vies : ce que je fus, suis et voudrais être.

En moi s'agitent donc trois personnages : le chasseur, l'éleveur et puis l'agriculteur. Ils se combattent, se livrent, se parlent et tentent de se convaincre. Ils échangent, démontrent, reconnaissent, capitulent, avancent des arguments indéfendables ou imparables, s'amènent à croire à l'inimaginable, se persuadent ou persuadent, inculquent et s'influencent, démontrent, prouvent, affirment et accréditent, s'endoctrinent et s'ensorcèlent, suggèrent, haranguent et proclament, accusent, s'accusent et se défendent, se justifient ou se repentent, s'émeuvent et se sermonnent. Je suis seul je suis trois qui déménagent en moi de la cave au grenier mes certitudes, mes doutes, mes habitudes, ma compassion, mes bonnes raisons, mes lâchetés. Je le sais bien que je renâcle, que j'ai du mal à avancer, que toute digression est bon retardateur de mise à feu et d'explosion. Je le sens bien que le chasseur va prendre encore toute la lumière. C'est si facile de dire je course, je tue, je mange. Sans autre interrogation que celle concernant la précision du coup fatal qui prit la vie de l'animal, de la bête, du gibier ; de la chose vivante qui une fois assassinée va procurer de la survie, du bien-être, de la halte et pourquoi pas l'ébauche d'une réflexion. Ainsi ficelée la description a fait long feu. Force est d'avoir ensuite à se pencher sur l'empire du milieu. C'est-à-dire sur la période de l'éleveur, toute cette immensité de siècles dont mon existence n'est qu'une goutte d'eau ; qui a vu qui contemple et verra, pendant longtemps pendant des lustres, le règne du chasseur reconverti en engraisseur d'animaux en tous genres destinés à la boucherie. Le cheval y compris. Malgré l'amour de mon grand-père, son parti pris et ses souvenirs ensanglantés. Me voilà bien au pied d'un Everest insurmontable et malheureux. Car dans la ferme de mon enfance, la porcherie, l'étable, la chèvrerie, le pigeonnier, le poulailler la bergerie et le clapier jouxtaient l'appartement des princes, des vénérables, des vénérés chevaux de Jean Joudioux, éleveur cultivateur – et même aussi un peu beaucoup chasseur - du domaine de Montbout en Berry. Prisons dorées dans lesquelles nous puisions même si l'amour.

Bien sûr que là encore je vais me défiler. Provisoirement mais un bon peu. Afin de reculer les échéances, l'accablant constat, la tuerie, le massacre, la morsure de la poussière, le décimage, les mises à mort, les sacrifices, les décapitations, les passées par les armes, les hécatombes, la tuade du cochon et de bon nombre de ses amies les bêtes. Je vous l'ai dit : même si l'amour. Déjà le mien, immense, dans mon enfance, pour les petits des animaux. Poulains, veaux, cabris, agneaux, porcelets, lapereaux, oisons, canetons et poussins un ravissement. J'ai vécu parmi eux, en osmose absolue, jusqu'à l'âge de trois ans. Nous avons arpenté la même lumière, dormi dans les mêmes pluies d'étoiles, mangé la robe des mêmes fleurs, bu d'identiques coulis de sources. Nous étions un. Une vie. Plusieurs visages du même atome d'univers. Et puis, côtoyant ma tendresse, la placide attention des ascendants ; qui ne couvaient les bêtes que du regard, celui-ci tout de même un peu brodé de bienveillance. Je me disais ils n'ont sans doute pas bien le temps de prodiguer de la caresse, leur jeunesse adéquate s'est enfuie, et puis ils sont atteints par cette maladie dite des soucis. Or ils aimaient leurs animaux ; sans leur dire quoique, une flattée attardée ici ou là sur un pelage, le religieux transport d'un agneau nouveau-né, le geste précautionneux de ma grand-mère aventurant sa main patiente sous une poule ébouriffée en train de couver.

Mais un jour trêve d'enfantillages. C'est bien comme ça qu'on dit lorsqu'il est temps de ne plus croire. Aux angélismes, aux chars de roses, aux prairies qu'on ne fauche pas afin de pouvoir se rouler dans la folie des grandes herbes, aux pluies de grenouilles et aux baguettes magiques, aux alchimistes, aux contes de fée, à Merlin l'enchanteur et au manche à balai des sorcières. Il faut bien se nourrir. Le plaisir dans l'assiette, la réjouissance, la fête du palais, le régal, les délices, j'ai découvert qu'ils pouvaient bien aussi venir de là : du poulet à la crème et aux morilles, de la sanguette aux oignons, du lapin en civet, du pâté de couennes de la Colette ma mère, de la côte de bœuf au gril, du salmis de pintade, du ragoût de mouton et puis de l'oie rôtie aux pommes. A l'infini la liste des saveurs, des recettes et des plats, des marinades et des cuisines du monde. Je viens de là, condamné à être condamné pour apologie de crimes contre l'animalité. Je refuse pourtant d'être responsable d'aimer. Les coupables sont l'origine, l'histoire, le temps. Comment se débarrasser de l'atavisme et du chasser de race, de l'héritage et puis du tenir de, du patrimoine et de la parenté, de l'ascendance et du lignage, de la sève de la souche et de l'essence de la tribu, des directives de l'espèce et de l'omnipotence du règne de l'animal dans le jardin de nos émotions ? Depuis le néolithique, non seulement les hommes emprisonnent et engraissent des bêtes dans le but de les manger, mais ils sont eux-mêmes les héritiers de millénaires d'affûts, de chasses et de tueries perpétrés pour survivre. Uniquement pour survivre. Comment le leur reprocher ? Tous ces hominidés humains, mais humains jusqu'à quel point ?

Des nouvelles du combat dont ma conscience est l'arène. Les questions : Ai-je le devoir moral de devenir végétarien ? Aurais-je encore la possibilité de me défendre et de tuer les termites qui dévorent la charpente de ma maison, les moustiques et les rats synonymes d'insalubrité, les limaces qui boulottent les jeunes pousses du jardin, les frelons asiatiques et les espèces animales invasives non autochtones qui à plus ou moins brève échéance vont détruire l'équilibre naturel d'un écosystème ? Encore une fois le poids de l'origine, de l'histoire et du temps. Je viens du monde idyllique de la ruralité estampillée années 50. Je me moque de passer pour l'ancien combattant du monde perdu et savoureux de mon enfance. De l'univers représenté par la vie dans une ferme d'avant la mécanisation résolument fidèle à une polyculture vivrière certains diront sans ambition. Simples cultivateurs, mes grands-parents, paysans métayers propriétaires de rien et sûrement pas de la nature, du sol et de la volonté de faire des sous au détriment de la santé de la planète. Car si vous ne savez pas encore où ça nous a menés le rendement, je vous en prie lisez Le livre noir de l'agriculture d'Isabelle Saporta. Allez-y ! Ne vous gênez pas ! Comme dirait Michel Galabru de son ton désespéré, ironique et poli. Si l'être humain accède parfois au royaume de la grandeur éthique, il est malheureusement aussi capable de toucher le fond de l'ignominie la plus noire, de la malfaisance la plus diabolique. Ce que certains éleveurs font subir au porc dit industriel défie l'entendement. C'est à vomir. Quant aux conditions d'existence et à la mort de cette pauvre bête et de ses millions de congénères, là on peut aller jusqu'à évoquer le sort des prisonniers des camps d'extermination nazis.

Car que je le veuille ou non, mes pigeons sont des captifs. Ma volière parle grillage et confinement et sa finalité passage dans l'au-delà. Alors je me défends. Ces bêtes ne sont pas mes choses. J'agrémente leur espace d'ombre et de lumière, de branches et de points d'eau, de nids multiples qu'elles peuvent choisir ou non. Je les nourris sainement ; en quantité. Enfin j'aime à leur parler. Parce que continuité psychique entre elles et moi. Non seulement nous avons au loin le même ancêtre mais pareils sentiments nous irriguent : le bien-être et la peur, l'allégresse et la souffrance, la confiance et la méfiance, la plénitude et l'abattement . J'ai de la considération pour elles. Leur présence à mes côtés caresse en moi la fibre de la parenté. Notre mère la nature nous appelle au respect mutuel, à l'entraide, au partage. Mais il est vrai que ma volière est très limite prison. Dans la ferme de mon enfance le pigeonnier occupe la partie haute d'une grange. Il est ouvert sur le ciel et les champs. Les oiseaux certes s'y reproduisent, s'y abritent et s'y réfugient mais ils enivrent aussi leurs journées du grand air d'une totale liberté. Idem pour la basse-cour. Elle accourait deux fois par jour à la cantine de Jeanne Joudioux ma grand-mère puis elle vaquait dans la cour de la ferme et dans les champs aux alentours jusqu'au soir. A l'heure inscrite en elle depuis des millénaires, elle rentrait d'elle-même se coucher dans un local que nous barricadions jusqu'à l'aube contre les maraudes du renard. C'est à la mise en place de ces conditions-là que les hommes doivent tendre avant de s'arroger le droit de prélever eux aussi leur part de nourriture. Et moi comme les autres.

Toute cette mauvaise conscience – la mienne parquée dans sa propre volière – avouée, disséquée, étalée au grand jour pour en arriver à l'instant fatidique, le bout du bout, le pied du mur : le prélèvement. Un euphémisme qui cache rien du tout car il dit quand même tout. Un jour le jour de passer par les armes le compagnon afin de le manger. Un seul exemple : le brasier qu'il m'a fallu hier encore traverser.

Les lapinières ( HLM pour lapins d'élevage ) sont un groupe de six cages, trois plus trois superposées, regroupées sous un auvent protégé des vents du nord. Elles donnent à l'ouest sur le jardin, la pâture du voisin éleveur de charolaises, les lointains encombrés de résineux des contreforts rive gauche de la Laussonne. Le paysage calme et vert n'insulte pas les hommes. Il est un écrin qui ne se prend pas au sérieux. Il appelle à la sagesse. Il ne demande que du devenir, une bienveillante neutralité. C'est sur cette page modeste qu'Antoine de Saint-Exupéry vient chaque matin écrire Nous n'avons pas hérité de cette terre. Nous l'avons simplement empruntée à nos enfants. Si le métier de jardinier n'accaparait, nous irions nous assoir sur le vieux banc usé par les intempéries qui se demandera toujours par quelle délicieuse folie il a bien pu être en cet endroit autorisé à afficher toute son oisiveté. Le sens du mot philosophie s'échapperait alors du manuel de l'apprenti bachelier pour se poser à nos côtés afin de nous aider à disserter sur la place de l'être humain dans la nature. Même pas sûr qu'aucun sentiment de vanité n'en vienne à effleurer tant de grandeur d'esprit et de conscience. Sauf que. Ce que nos lapins contemplent à travers le grillage de leur prison est donc le paradis. Dont je les prive. Un lapin d'élevage relâché dans un champ a certes une espérance de vie d'une journée. Peut-être. Mais je le déniche où le droit de me mêler de sa liberté ? De l'origine, de l'histoire et du temps, on y revient. Alors, comme mes ancêtres depuis des millénaires, j'élève des lapins pour les manger. Je n'y renonce pas. Je porte cette culture de mon enfance qui théâtralisait les plaisirs de la table synonymes du mot fête. Le poulet à la crème et aux morilles de ma grand-mère rivalisait dans notre minuscule communauté paysanne avec le sacre de Napoléon. Se priver de ce royaume aurait signifié dégringolade dans la misère.

Mais je pourrais en rester là. Ouvrir en grand le portillon de la volière et les portes du clapier ; une fois pour toutes et me débarrasser des oripeaux de ma mauvaise conscience. Là. Dans l'instant. M'écrier mes petits je vous demande pardon. Votre prison même dorée me hontifie. Quant à vous faire passer du frisson enfantin de la vie à la rigidité glaciale du trépas, c'est un acte je le sais bien qui m'enlève toute humanité. Au pied des lapinières je prends racine. Je suis venu pour tuer une bête et c'est toute mon intelligence qui meurt. Les lapins dans les cages s'étirent, baillent puis s'agitent comme à chacune de nos venues. Pavlov ne s'en émeut. Le choix de la victime sacrificielle détourne les avances de la mauvaise conscience. Nous jugeons des râbles, des cuisses, des âges et des vitalités, des destinées, des promesses, des espèces. Les nommés, les nominés, les détenteurs d'acte civil, les Léon et Léonce, les Noirette, Grisonne et Rousseau passent à travers les gouttes du verdict comme les chevaux du grand-père. Un animal sans petit nom s'approche d'une chose qu'un homme peut s'arroger le droit de gracier, de déplacer ou d'enfermer, de condamner à la casserole sans que cela ne crée trop de dommages dans le confort de sa journée. La bête baptisée d'un prénom qui plus est à consonance humanitaire échappera en principe à la menace, à l'assommoir, à la curée. Affubler une bête d'un nom a pour but de démontrer l'immense magnanimité de l'être humain à l'égard du vivant. Les non retenus seront des choses, des chaises peut-être, des potiches, des éléments indissociables du décor dont il pourra changer comme de chemise. La lâcheté ainsi déguisée peut officier.

Notre dévolu tombe sur un rouquin costaud de la catégorie Fauve de Bourgogne. Un puissant, un nerveux qui va défendre comme on dit chèrement sa peau. Voilà. J'ai basculé. Le plus dur c'est le parcours de remontée à la source de l'hominidé chasseur ; c'est d'oser, de se foutre à poil comme la bête, rustre parmi les frustes, moue impassible et front bas cadenassé inaccessible au jugement. Bourreau. Viandard. Granit absolu. Quand l'esprit lourd en sa compacité est installé, c'est plus facile. Il faut se ressentir, se recentrer brute épaisse et cerveau creux, pantoufle et cornichon, citrouille, andouille, Auguste et Fagotin ; tant que la bête vaque dans la cage c'est encore possible. Il faut bien profiter de cet instant de grâce et de lévitation, de candeur célébrée, de délicieuse régression et d'apaisement contemplatif. Parce que le geste qui consiste à ouvrir la cage engage. Rature toute la page de cette fausse innocence.

A la seconde où je pose la main sur le râble de l'animal j'aimerais quelque part me vivre prédateur, lion des cavernes, tyrannausaurus rex. Force est de constater qu'il n'en est rien. Je me perçois très vite comme un véhément, un fou furieux, un oublié de lui-même, un ravisseur, un déchaîné, un assaillant, un transgresseur un malfaisant, une carogne, une méchanceté, une faillite du devoir, un maltraitant, un sanguinaire, un meurtrisseur, un criminel, une malveillance et une noirceur, un indigne, un bourreau. L'empoignade est un combat dont les codes n'ont pas évolué. Ma gestuelle et celle de l'animal estampillées néolithique. Je ne suis plus moi mais l'autre d'avant. L'échauffourée me tend comme un arc. J'irai au bout de l'ignominie. La bête et moi une mêlée de collisions aveugles. Le champ de bataille a perdu son honneur. J'empoigne, je lutte, je serre et je vois rouge quand les griffes de l'animal me labourent les poignets. Je multiplie les abordages ; l'adversaire les esquive. Mon instinct contre le sien. Le but de cette antédiluvienne outrance se saisir des pattes arrière de la proie musculeuse qui ne s'en laisse pas compter. Elle pense qu'elle joue là sa vie même si cette pensée-là est à l'intelligence humaine ce que la toute première seconde de l'aurore est à l'apogée de la lumière du jour. Je dois me saisir des pattes arrière de la bête afin de la suspendre dans le vide la tête en bas. Pour l'inciter à se sentir vaincue ce qu'elle n'accepte absolument pas. Se sentir obligé de donner sa vie au danger réveille des torrents de muscles insoupçonnés. Afin de se rétablir, la bête se lance dans des contorsions d'athlète aux limites de lui-même. Il faut que l'attablé au festin, le client de la table, le gourmet, le friand d'étoiles comme le simple mangeur sachent. Qu'ils entendent dans ma main soulevant l'animal terrorisé le bruit irrecevable des tendons et des os qui vont jusqu'à se rompre sous la violence des bonds du prisonnier. De la proie qui finit par s'apaiser. Elle a jugé la poigne, la détermination de l'assaillant. C'est alors que la barrière du pire.

Car machine arrière serait encore envisageable. L'animal même blessé, s'il était à cet instant relâché, reprendrait peu à peu motivation pour l'existence ; après de longues heures de repli à essayer de contenir les lancées de son cœur ravagé. La culpabilité du bourreau circonstances atténuantes. Le remords mais la reconquête de l'estime de soi, infinitésimale mais salvatrice. Car sinon c'est la barrière du pire, donc. Vous pouvez encore quitter les lieux, refuser de vous instruire, claquer la porte au nez de l'assassin quelque part désireux de vous gâcher le plaisir trois étoiles de votre prochain et transcendant civet de lapin. La ligne blanche à franchir c'est le geste par lequel je vais ôter la vie à un être qui ne demandait rien, dans le but de me nourrir de sa chair. J'ai bien tenté de faire passer pour meuble l'exemplaire de la tribu Fauve de Bourgogne suspendu dans ma main gauche. En vain. Un cœur qui bat dans une carcasse sanguine et chaude, capable de jouer à saute rayon de lune, forcément, radicalement, impitoyablement, ce n'est pas une figurine dans un coffre à jouets. C'est un être vivant et qui rien qu'en cela, furieusement, je l'avoue, me ressemble. La bête a cessé de se débattre. Elle est pesante et gorgée de planètes rouges et brûlantes. Elle s'en remet à ma suprématie. Elle ne sait pas qu'elle va mourir … Et si ?

Car la barrière du pire est un regard. Le sien. Le questionnement lancé par son œil rond en direction de ce qui reste de mon humanité. Le globe oculaire de l'animal est notre terre à lui tout seul. Avec ses continents, ses océans et ses forêts ; sa libre appartenance au déroulé du temps. Il ne m'implore pas ; il questionne. Il ne comprend pas pourquoi je me suis battu avec lui. Et c'est en une fraction de seconde tout mon cours de philo sur l'existentialisme qui défile. Qui pointe du doigt ma propre liberté, son pouvoir infini source de mon angoisse du néant. J'ai peur de ce que je peux faire. Je vais être responsable de la mort d'un animal auquel je n'accorde pas le droit de gérer sa propre vie. Comme ça. Brutalement. Irrémédiablement. Dans le regard de la bête sacrifiée dardé sur ma réalité crue toutes les libertés du monde très concrètement assujetties à l'exorbitant pouvoir humain de toute prise de décision. S'il s'éternise je risque d'être accusé de trahison par tous les siècles qui me contemplent depuis la fin de l'homme chasseur-cueilleur. Je risque de raturer les poèmes de ma mémoire. De renier le legs de mon ascendance. Une force aveugle pousse, pousse, pousse en moi afin que je ne quitte la tribu. Je me vois près de l'autel des traditions, honoré d'avoir le privilège de soulever en direction du ciel la dépouille sanglante de l'animal sacrifié, l'offrande synonyme de force de vie accordée à l'espèce dont je fais partie. Une fraction d'éternité j'ai peur de couper le cordon, de trancher ce lien ainsi que dans un drame de l'espace. Le cosmonaute condamné à errer libre dans le vide interstellaire parce que le câble le reliant au vaisseau spatial vient de céder. Alors je frappe.

Une seule fois. Car le coup du lapin supprime tout. En tant que brigadier bourreau il clôt. Il jette au noir la bête jusqu'ici invitée au banquet de l'univers. Fracassé le rideau rouge sang de la grande scène du théâtre de la vie. La bête n'est plus sauf une chose. Apaisées les étoiles dans son regard brun labour densifié. Je ne sens plus mes bras ni même mon humanité. Je peux trancher la gorge du sacrifié. Le bruit de l'arme dans la fourrure glisse sur ma conscience anesthésiée. Le sang de l'animal giclée de vie que la terre boit aussitôt, noire de mon humanisme qu'elle dissout en l'emportant. Humus déjà. L'esprit cerclé, muré, entravé, enchaîné, le bourreau n'a pas accès aux larmes. Le temps de la mission. Le réveil est moins pénible que prévu. L'œil de Dieu refermé, c'est pour Caïn tout le remords des interrogations qui s'évapore jusqu'au prochain outrage. Les rouages du quotidien se relancent mais c'est quand même une drôle d'existence qui redémarre, aussi lourde qu'un trou noir. Les lapins dans les cages, les rescapés les survivants, mènent leur train de rongeurs programmés pour ronger. Le cadavre du congénère suspendu sous leurs yeux par les pattes à deux ficelles ne les interroge pas. Combien de millénaires encore avant qu'un lapin n'en vienne enfin à s'offusquer du tableau, de la situation, du crime ? Car tout est là, dans l'étincelle de la première pensée. Mais bien sûr que je vais m'empresser de disserter sur la question. J'apaiserai ainsi les séquelles de mes vieux cours de philosophie. Tout en ne pouvant évacuer le fait qu'une question demeure : Et si la terreur lue dans le regard de l'animal vivant mais capturé inscrivait sur le même pied d'égalité son indiscutable souffrance et l'idée que je viens de m'en faire ?

 

Cette interrogation le brasier qu'il m'a donc fallu hier encore traverser. Feu dormant que d'un œil, l'autre ouvert dans la nuit et agitant Caïn. Le feu qui fait semblant, tord ses entrailles en douce, rumine et se souvient, analyse, conjecture et repasse la pèlerine de l'Ankou c'est le regard terrorisé de Fauve de Bourgogne, ce meuble qui depuis l'au-delà me crie je porte désormais un nom, celui de ta mauvaise conscience. Fauve de Bourgogne et Pigeon Blanc même non combat contre mon despotisme. L'oiseau comme le lapin a déjà assisté au prélèvement, à la perte d'un proche, à l'étendage sur la prairie de la chose parente ébouriffée inerte qui ne se relève pas. Je ne peux affirmer qu'il s'agite à ce spectacle de silence et de source effacée, de même que je suis totalement incapable de prouver qu'il n'en souffre pas, d'une manière ou d'une autre.

Dans cette deuxième parallèle de l'ange qui a fui le choc frontal de deux blocs de la banquise humaine : la responsabilité face à la chair. L'une et l'autre se sont enfin assises pour parler. Sur le vieux banc de pierre tout près de la volière. J'ai comme une âme en plus.

 

 

 

PARALLÈLE DU PARTAGE

 

 

 

Ce qui découle de ce pardon ? Un moi neuf, corrigé, rénové, frais émoulu, contemporain, moderne ; soleil levant d'une pionnière métamorphose. Un Messie. Rien de moins. Car enfin, il faudra bien que les hommes un jour épousent l'icône de leur conscience. Réglons tout de suite, sur la ligne de départ de la course à la responsabilité, le problème soulevé par la parallèle précédente : Est-il possible de manger les animaux sans éveiller leur conscience naissante, sans les faire souffrir, après les avoir fait grandir dans des espaces contenants certes mais spacieux, agréables et dignes ? Je ne réponds pas un oui massif à l'aveuglette. Quoique. C'est d'ailleurs plus un cri qu'un oui. Une supplique, une prière, une demande polie, un souhait d'enfant posté au Père Noël, un appel presque au secours, une commande, une aumône, une oraison, un chapelet, un acte d'espérance. N'assassinez pas mon enfance !

Sans doute que je pourrais du jour au lendemain devenir loup de Marlaguette, végétarien bon teint et acteur assidu d'une bio coopérative. Une fin de vie prépare au pire mais plus prosaïquement aux privations de toutes sortes, aux minuscules humiliations, aux égratignures journalières de l'amour-propre, aux déclins conjugués qui vont glorieux et s'imposant par muscles et pensées. Apprendre à disparaître est belle dissertation philosophique. Donc je me prive du succulent, du savoureux et de l'exquis, de tout goût de terroir en lien avec les bêtes. Dois-je à nouveau ici vous réciter la liste des bonheurs d'une vie attablés dès l'enfance à la célébration des nourritures terrestres issues de l'animal ? J'ai appris à marcher accroché au tablier de Jeanne Joudioux, ma grand-mère maternelle. Solidaires elle et moi nous allions multipliant les aller-retour entre l'immense table de ferme sur laquelle ce cordon bleu mariait les heureux éléments de son célèbre pâté aux poires et au vin rouge et la grosse cuisinière à bois entrain de mitonner son chef-d'œuvre en second : le poulet à la crème et aux morilles trois étoiles au barème des papilles enchantées. Supposons effacée toute trace de ce bain culturel. C'est acquis ; je renonce à la chair du vivant, aux rognons et aux foies, au jambon et aux tripes à la mode de Caen, à l'entrecôte Mirabeau, à la blanquette, à l'escalope, aux paupiettes et au fricandeau, aux amourettes et aux cervelles, au gigot braisé Soubise, aux noisettes de pré-salé, au ragoût, à la langue, à la galantine et au filet mignon. Est-ce à dire que maintenant vont m'être refusés tous liens, contacts et partages avec les animaux d'élevage de ma jeunesse, qu'il me faudra ouvrir la cage des oiseaux, les regarder s'enfuir sans maugréer, abandonner à la désolation, au vide et aux vents gris les lapinières richissimes et ventrues comme des gîtes d'étape de plein été ? Il ne saurait en être ainsi sauf à me lobotomiser. A me couper un bras, tout élan et tout rire. Je ferme les yeux, j'imagine et aussitôt j'en meurs. Entre absolu et quotidien le combat me ramène à mes racines.

J'appartiens à des heures de communion, à des macédoines de pelages, à un assortiment de battements de cœurs, à une bigarrure d'éclats de vivre, à des recueils de poésies instinctives, à des enchevêtrements de becs, de pattes et de mains, de groins, d'ailes et de mollets soucieux de respirer célestité autant que bonhomie, naturalisme autant que ministère des anges. Une cour de ferme est un miracle permanent. Sortez l'enfant de cette crèche et il sera inconsolable. Mon costume d'Arlequin et de vieille personne est encyclopédie agreste du vivant. Une journée heureuse c'est de la plume et du poil chaud dans la paume d'une caresse, un entretien naïf et doux avec l'ambassadeur athlète chanteur d'une espèce petite sœur, une contemplative et silencieuse proximité avec une élégante faunesse, un geste domestique à l'égard d'un domestique, une paix réconfortante de se sentir apprivoisé par le bon sens et le respect, de la poudre de pardon semée sur vos paupières par une raconteuse d'histoires naturelles. Je n'ai jamais pu m'aventurer sur l'océan de l'homme seul. L'animal reste mon port d'attache.

Au plus profond de moi donc cet instinct qui me fait rechercher une créature petite sœur, qui me pousse au contact du cuir, du pelage, de la plume, quelque chose comme une fois par jour. Une inclination de veau sous la mère. Une démarche de vitalité qui dit ma chère enfance tellement fidèle je vous suis. Mes bras s'ouvrent dès l'aube et forment nid dans lequel s'ébattront et jusqu'au soir, une couvée d'indispensables souvenirs qui refusent de grandir. Cent ans, mille ans que je récite aux quatre vents de toute journée accordée ce poème court qui se suffit à lui-même : Nous ne vivons que pour nourrir nos lieux d'enfance. Au sein. Ils nous épuisent. Seulement est-ce que cette nourriture de l'âme rassasie ? Je respire, marche, vaque, écris, travaille dans un temps et un lieu paraphés par l'animal. Je ne me sens autorisé à vivre qu'à condition de pouvoir journellement côtoyer des compagnons revenus des époques les plus anciennes de mon histoire : des pigeons, des poules et des lapins font l'affaire. Le délicat, l'épine, le malaise et le problématique surgissent aussitôt : ces images du passé essentielles à ma survie sont des êtres de chaleur. Ils mandent nourriture, confort et relation. Est-ce que volière et lapinières conviennent ? Oui et non. Je dirais oui parce que jamais mes animaux de compagnie n'eurent à se plaindre de la faim, de la soif et de dégradants traitements. Non parce que sans doute un petit peu mieux d'espace les comblerait. Les poules, comme dans ma chère campagne de jadis, devraient pouvoir et tout au long du jour arpenter champs et prés, communaux et chemins. Une volière immense équipée de cachettes, d'accidents de terrain et de genêts robustes, ravirait sans aucun doute les membres de la famille de Fauve de Bourgogne et même une troupe de cailles. Quant à Pigeon Blanc et sa lignée suffit d'ouvrir son pigeonnier plein sud et sur la liberté. La troupe vaquera le jour par guérets et pâtures et rentrera le soir au domicile, au village et à la protection afin d'y compléter restauration et d'y passer la nuit au chaud et à l'abri des prédateurs. Un pigeonnier comme un hôtel pension payée, une place et son ambiance marché couvert où force roucoulades, échanges et rituel du nourrissage des petits. Un colombier des rives du Nil et ses volées de ramiers qui claquent ensemençant le ciel. Toutes ces bêtes domestiques ne sachant plus gérer leur existence que dans le sillage des hommes. Relâcher Fauve de Bourgogne dans le pré du voisin condamnation formelle à fin prochaine entre les crocs d'une fouine ou d'un renard. Certes, mais l'argument me nourrit mal.

Alors je suis aux petits soins pour toute bête qui vit sous ma loi. Je détiens, j'emprisonne, je contiens, je contrains, j'incarcère, je séquestre, j'interne, je claquemure, je garde à vue, je cloître mais je suis à cent lieues du mépris. Mon animal de compagnie je l'aime. Pour toutes les bonnes raisons de mon enfance. C'est déjà ça. Ensuite je suis infiniment sensible à sa beauté, à son courage et à ses compétences. Avez-vous déjà vu un nid de léporidés, d'une hase de la race lièvre belge ? C'est à pleurer de grâce et de génie, de tendresse maternelle et de ravissement. Avant de mettre bas l'animal se broute le ventre dans le but de confectionner avec la bourre ainsi récoltée une douillette protection, un abri qu'un matin vous allez voir frémir. La femelle aura fait ses petits. La boule de poils contient en son sein une poignée de lapereaux aveugles et roses et maladroits que leur mère défendrait si vous osiez les déranger. Les jours passent et peu à peu l'habitacle de la progéniture s'ouvre en son sommet. Il ressemble de plus en plus à un nid à l'intérieur duquel la vie. Majestueuse, céleste, grandiose, merveilleuse, insigne et singulière, étourdissante et inouïe, surnaturelle et féérique, miraculeuse et fascinante. Si vous êtes sensible à tant de beauté vous ne pouvez pas devenir médiocre, retourner à la brutalité, vouloir la guerre au risque de raser un nid d'enfants. Vous êtes rotoqué à vie, flâtré, sémaphoré, marqué au coin du bon sens, estampillé respect.

Considérons comme résolue la questionnante thématique de l'enclos. L'animal de compagnie baisse la garde puisque l'homme son gardien le choie, lui parle et le nourrit, l'abreuve, le panse et le protège. Peut-il soudain devenir d'élevage ? Caresse peut-elle dans la seconde se changer en empoignade, en prise de corps, en descente de police, en souricière, en monstrueuse trahison ? A cet instant un prétentieux refus d'humilité vient me glisser à l'oreille cet alexandrin d'Alfred de Musset : Ah ! C'est un grand malheur, quand on a le cœur tendre … Je me trouve bien sensible tout à coup, car le problème inextricable qui m'accable, cette difficulté soudaine à vivre, je ne leur offrais jadis que peu de place dans mes tourments. Ce nœud gordien, dans le même geste je le tranchais avec la gorge du lapin. Expéditive et rigoureuse la solution. Elle remonte à des âges de pierre, de bronze et de point trop de sensibilité. Les hommes tuaient pour manger. Du sanglier, du cerf et plus tard veaux, agneaux, porcelets d'élevage. Et puis avec le temps le sens de l'Autre, la prise en compte de la souffrance, de la naissance d'une étincelle de conscience dans la tête des bêtes. Mon nœud gordien ce jour est donc, étant donné que je n'ai pas envie de me passer des délices de la chair animale cuisinée, de réussir à prendre la vie de la bête sans qu'elle ne pressente mon intention, sans qu'elle souffre même un milliardième de seconde, sans que ses congénères assistent au sacrifice et soient d'une manière ou d'une autre peinés par sa disparition.

Les bases du prélèvement posées je sens déjà qu'il sera impossible de réussir. Je le sais bien que vous m'avez épié tournant autour du pot ; que vous vous êtes demandé Qu'est-ce qu'il attend pour s'engager à l'embranchement des quatre chemins ?

Un : il rebrousse chemin et il devient végétalien – là quand même je ne peux pas m'empêcher de me poser la question de savoir si oui ou non la carotte souffre quand on l'arrache de son humus natal –

Deux : il se regarde végétarien ; Philippe Noiret Alexandre le bienheureux entouré de tous ses animaux de compagnie.

Trois : il rate le coup du lapin et il culpabilise.

Quatre : il parvient à trancher le noeud gordien ; en une esquille de seconde l'animal d'élevage est saisi exécuté saigné. Il ne s'est douté de rien. Il n'a pas eu peur et il n'a pas souffert. Il n'est privé d'aucun avenir conscient et triomphant et aucun membre de sa lignée ne le regrette ni même le cherche.

Je réponds voix quatrième j'ai choisi. Elle me mène à la cour de la ferme de mes grands-parents. Une poule à l'allure princière fait l'importante devant la porte de la maison, suivie du collier d'or brouillon de sa progéniture. Retrou-vailles. Je suis en ma demeure d'enfance et de raison. Repas de fête. Au menu pâté aux pommes de terre berrichon et poulet à la crème et aux morilles recette Jeanne Joudioux. Un invité de marque, le Messie. J'entends le temps venu des épousailles des hominidés avec l'icône de leur conscience. Rêvons. Il était une fois. Les guerres se sont éteintes. Très souvent lancées pour la conquête de territoires, elles n'étaient que les plus archaïques manifestations de la vie psychique des hommes. Les animaux eux ne tuent que pour survivre ; jamais pour éradiquer leurs proies de la surface du globe. Le conflit israélo-palestinien fut à cet égard malheureusement exemplaire ; comment l'un des deux peuples pouvait-il dire à l'autre je bâtis ma maison sur ta terre et je t'en chasse, que ça te plaise ou non ? L'humanité n'utilise plus qu'un seul outil : le bon sens. Elle produit le minimum nécessaire à la satisfaction des besoins élémentaires de chacun de ses éléments. Les richesses colossales de la planète ne sont plus utilisées que pour appliquer à la lettre la Déclaration Uni-verselle des Droits de l'Homme, de tous les êtres vivants et de la nature reçus en héritage. Ni plus ni moins. Pandémies, illettrisme et misère ont été éradiquées. Chaque hominidé cultive son talent propre pour le bien-être de la communauté. Le paysan nourrit le professeur des écoles qui donne de l'instruction à ses enfants. L'échange et le partage des savoirs un cercle vertueux qui fait tourner rondement le monde entier et intelligemment. Le but de vivre de chaque personne réside dans l'accession à l'estime d'elle-même. Le bonheur est dans le regard de chaque membre de la communauté humaine porté sur lui-même. Toute tâche avilissante est confiée à une machine. Le troc naturel est la règle ; la référence à l'argent un non sens balayé. Il faut dire qu'après avoir été considéré comme seul dieu après Dieu puisque ne pouvant pas se tromper, le malheureux a fini par se suicider, lassé d'être jugé insulté traité de pire des maux de la planète et même d'excrément du diable. Chaque être humain n'a plus qu'à culturer son âme. Afin de mieux se connaître pour créer, être utile à la communauté. Pour converser avec son sembla-ble et découvrir sa culture, sa langue maternelle et les paysages emblématiques de son lieu de vie, la faune et la flore qu'il épouse au quotidien, les monuments naturels et bâtis qu'il côtoie, son univers artistique et la science fine des métiers manuels de sa tribu, la cuisine et les traditions qui nourrissent la marche de ses journées. Échanger le maître sigle de la volonté de tout esprit. Chaque foyer potentiellement gîte d'étape pour tout voyageur. Tout terrien est à sa place en tout lieu ; par la grâce angélique de l'harmonie. Nous avions épuisé le monde ; il était temps de l'écouter, de le comprendre et puis de le guérir.

Se poser la question de la souffrance des animaux conduit donc naturellement à cette forme de messianisme. Produit par des consciences coupables et martyrisées, un jour un homme nouveau viendra. Un alien positif que je vais de ce pas en mon âme héberger, nourrir et protéger. Le temps du cercle de l'oiseau dans l'azur, du souffle messager de cet ange-là, de cette parallèle dite du partage, bras ballants et perdus, regard porté à l'infini du désespoir, je lis et je relis cette litanie gravée au front de mon incompétence : Ma conscience s'éveille ; je ne la laisserai pas se rendormir.

 

 

 

PARALLÈLE DU RACHAT

 

 

 

Pour l'instant, ce qui est moi, mon ordinaire, c'est de l'emportement, du grognement et de l'insurrection, des rouspétances et de la criaillerie, de la misanthropie et de l'humeur chagrine, de la protestation et de la plainte, des doléances et des réclamations, des revendications, des cris et de l'embrasement, de la révolte et de l'insoumission, du soulèvement, de la mutinerie, du pronunciamiento, de l'état de siège et de la grève, du rouge, du noir et de la barricade, du réfractaire et de la résistance, de la hargne et de la franche irascibilité, du tenir tête, de la riposte ; une impatience monumentale non ébarbée tragique. L'événement m'a calmé, épinglé, résigné, pacifié, assagi. Statufié. Souvent dans les églises la même vierge blanche. Debout, la tête un peu penchée, elle incarne le doux, le maternel, la paix de l'âme. J'aime surtout ses bras tombés encadrant le drapé de sa candeur, les paumes de ses mains ouvertes vers l'avant se préparant à recevoir le grand choc de la vie. Je suis ainsi ; enraciné au centre de mon jardin mais moi les yeux levés au ciel au cœur du cercle messager, du vol blanc de l'oiseau reconnu rédempteur. J'ai deux mille ans. Je m'émerveille de mes racines. Volonté de rachat autorise de l'ancrage dans l'humus nourricier. Je perçois que devenir un citoyen du monde s'achète au prix fort. Je m'élève. Feuillages et pensées ardentes me couronnant se font voisins des nues de la page blanche du registre des pardons sur laquelle paraphent anges et archanges. Mais le piège de l'orgueil qui fait confondre sève et sang. Je ne me rêve chêne que pour prier Nature de m'accorder son sein, sa nourriture, son socle et son creuset, pardon, seconde chance et avenir. Bois fructifiant et majesté traduisent tout de même une volonté majeure d'atteindre la sérénité. Je ne quitte La Fontaine. Humilité réintégrée désigne bords humides mon vrai pays de vie et d'habitudes. Pensant ou pas je suis né j'ai grandi et puis disparaitrai roseau. Le poids de ma conscience un très pesant fardeau. Tous les vents de l'histoire des hommes des cataclysmes et des tempêtes, des Aquilon, des Force dix, des ouragans et des cyclones, des tourmentes, des rafales, des bourrasques, de la ventosité armée. Honteux, penaud, je plie. J'ai soudain dans l'idée qu'avant le temps des rédemptions et des messages appliqués, l'eau passant sous les ponts sera encore parfois rougie ; parce que du bout de l'horizon s'empressera avec furie le plus terrible des enfants remonté contre ses semblables et sans la moindre gêne contre les animaux. Un emporté, un impatient, un irascible, un réfractaire. Un moi soudainement porté aux régressions, aux rechutes et aux échecs patents. Annonciatrice des rédemptions la quatrième parallèle de l'ange ? Désespérée, lucide, elle en appelle à la patience, au courage et au miroir. Il était une fois l'image d'un homme devenue regardable.

 

 

 

 

PARALLÈLE DE LA MAUVAISE CONSCIENCE

 

 

 

L'image d'un homme qui s'aimerait enfin. Qui pourrait s'exclamer Dans le miroir ce moi c'est moi. Qui n'aurait plus à se poser de bien étranges questions du genre Qu'est-ce qui m'a pris ? Comment ai-je pu laisser ouvert en grand le portillon de la volière ? L'inconscient, le rêveur, l'oublieux, le poète inscrit en compassion, l'enfant et l'homme qui viendra éclatent tous les murs des prisons animales. Insulte pour eux la porte de la cage ; menottes, bâillon, liens et carcan. Le conscient, le prévoyant, le rustre, le fruste et le chafouin, le maton, le convoitant, l'envieux, le jeteur de dévolu, l'âpre au gain, le cupide et l'avide, le vorace, l'appréhendeur et le geôlier, l'écroueur, l'enfermeur, le claquemureur et l'internant, le gardien de camp réparent les Bastille pour animaux, les dépôts, les basses-fosses, les violons, les cachots et les lieux de sureté, les in pace, les bagnes et les enclos. Car c'est bien le poète inscrit en compassion qui a ouvert la cage et oublié de la refermer. C'est donc le fort en raisonnement qui torture les bêtes et non pas le rêveur … qui en douce, en secret et en catimini se réjouit de la farce, du bon coup et de l'opération quelque peu commando. De l'acte qu'il n'a lui certainement pas manqué. Le colonel emprisonneur a beau pester ; récidive il y aura de la part des inconscients de la bande à Pierrot. « Ouvrez ouvrez la cage aux oiseaux ! Regardez-les s'envoler c'est beau ! » Les malheureux. Il faudra surveillance renforcer. Ou négocier proposent les insurgés. Au moins s'interroger.

Alors mon moi patron partisan de l'élevage des bêtes dans des espaces de contention menus et grillagés accepte de reconnaître à ces créatures le droit de n'être plus jamais martyrisées, cloîtrées, chargées de fers, cerbèrisées, empêchées, empilées jusqu'à leur mort dans des cellules de misère ombreuses et bétonnées. Voilà donc tout ce que j'ai pu trouver à seule fin d'ouverture du regard : un acte manqué plutôt franchement réussi qui dit d'un moi à l'autre le devoir d'accorder aux animaux de compagnie même si d'élevage également un lieu de vie décent, un pré, un champ, une lande, une liberté tronquée mais regardable, une bergerie, un pigeonnier, autrement dit une protection un toit où le couvert est mis, une chambre un fortin mais ouverts sur l'azur et le regard énamouré des hommes. Cette parallèle du conflit intérieur cicatrisé comme un cycle d'amour qu'on ouvre et qu'on referme au gré de l'occupant. Une balade ouvragée au cœur de l'intrinsèque humanité.

 

 

 

PARALLÈLE DE LA RESPONSABILITÉ

 

 

 

Tout ça pour ça. Des millénaires de chaos à arpenter pour ma conscience afin qu'elle passe du stade de l'attention à celui de la morale. La singulière aventure du vivant débouche, au coin du bois des mille tourments producteurs d'avatars en permanence restructurés, sur un hominidé fort compétent puisque capable d'inventer, de produire et de lancer une bombe atomique. Dans le but d'enlever la vie à ses frères humains mais ceci est une autre histoire. Donc tout ça pour en arriver là. L'oiseau d'élevage qui par le trou dans le grillage de la volière vient d'accéder aux nues, traduit en un seul coup d'aile l'extraordinaire adaptation de la première cellule vivante aux conditions parfois terribles qu'elle rencontra sur la planète. Cheminement qui l'a conduite jusqu'à moi, l'androïde du miroir, le trublion, la bête humaine, le debout sur deux pattes, le pauvre sire, le vilain merle, le bon vivant, la tête de pioche, la créature, le joyeux drille et le mauvais sujet possesseur d'une conscience.

Vilain merle et bête humaine, vous voyez le penchant. Un être humain peu fréquentable, inscrit pas trop dans notre humanité, porterait ressemblances avec les animaux. Les hommes des saints, les bêtes des mécréants ; des mauvaises graines sans aucun doute sauvages, des méchants, des brutaux, des vipères, des harpies. Chassez le naturel … Tout autant de jugements définitifs et moralistes proclamés, adjugés et brandis par notre ami le consciencieux. Le même qui a enfermé des animaux d'élevage afin de les manger lorsque son appétit, l'attentionné rien qu'à lui-même, le qui voit pas plus loin que la limite du grillage. Sûrement pas le moraliste, le sous la coupe d'une souveraine autorité, le sartrien qui s'estime plongé en absolue responsabilité ; la tête de linotte qui a laissé en grand ouvert le portillon. Car celui-là vit sous le règne de l'obligation, d'une exigence morale transcendante qui clame les animaux n'ont pas à être emprisonnés honteusement, maltraités, méprisés, ignorés. Le moi de l'attention commande le moi de la morale. Il lui ordonne de clore volières et pensées amoureuses à l'égard du vivant. C'est le moment de dire avec Bergson que la morale véritable est une morale ouverte. Comme la cage. Ah ! Je me plongerais bien dans le remords pour n'avoir pas aimé avec plus de grandeur mes animaux de compagnie dont certains élevés pour leurs œufs ou leur viande. Comme ce serait facile de déguiser sa honte en terrible souffrance et de à l'occasion m'offrir une petite rechute, un énième passage à l'acte aveugle confortable et pratique. Non. Il ne faut pas raison garder ; il faut raison introniser. Pas une conscience sentimentale et instinctive ; une source des valeurs. L'oiseau blanc a dans l'azur écrit et à mon intention : Tu as perdu le monde. Veux-tu vraiment le retrouver ? Une question comme le dessert d'un banquet de grandeur d'âme. Les messages des anges une déclaration d'amour aux battements de cœur de la planète. Assortie d'un contrat. Mais avant le contrat, le constat.

Nous vivons enfermés. Dans nos volières, nos cages, nos villes, nos postes de télévision ; dans le confort des souillures parasitaires de notre appropriation du monde. Salir la planète est une des marques de fabrique de l'humanité. Un seul exemple ; sidérant, hallucinant, diaboli-que. Vous voyez les Seychelles ; paradis sur terre et mer symbole de communion, de paix entre les hommes et la nature. Sauf que l'une des îles de l'archipel a été sacrifiée de manière à ce que ses sœurs puissent proposer – à seul fin de profit comme cela est surprenant – l'hébergement et la restauration d'un tourisme de masse imbécile et criminel. L'îlot condamné est devenu une décharge à ciel ouvert dans laquelle sont déversées chaque jour les poubelles des hôtels des autres diamants émergeant de cette partie de l'Océan Indien. Voilà ce dont certains hommes sont capables. Pollution, pesticides, marées noires, nitrates, forêts primaires rasées, matières premières pillées, surpêche, fonds marins massacrés, forages assassins et destructions en tous genres une guerre mondiale et permanente. Nous allons même jusqu'à nous réjouir du fait que les conflits armés entre les hommes sont en diminution sur la planète. C'est vrai ; sauf qu' en contrepartie l'humanité s'acharne chaque jour un peu plus contre le socle qui la porte. On dirait que les hommes se retournent contre la planète et sur elle se vengent. Nous avons enseveli le monde sous la crasse, les ordures, les saloperies, la lie, les immondices, la vase de notre bêtise et la sordidité de nos inconséquences, les cloaques, les égouts, les bourbiers de notre avidité, la bave de notre incommensurable culot. Nous détruisons à gros sabots nos lieux de vie. Nous crachons dans la soupe terrestre pour nous l'approprier. Et comme une larme de conscience de temps à autre vient nous attendrir sur la noirceur du constat, nous bâtissons zoos, réserves et parcs naturels, pour le dimanche débarrasser notre épiderme des maléfiques oripeaux de notre quotidien. Afin de faire le plein de corps élémentaires fondamentaux que nous avons pendant toute la semaine pourfendus, estropiés, dévastés, immolés, décimés, consommés, consumés, ravagés, cataclysmés, malheurisés, fracassés, détraqués, rongés, dépecés, saccagés, déracinés, jetés bas, démantelés, éteints. Car nous le savons bien qu'il faut cinq mille années pour que l'eau des océans se mélange afin de diluer la noirceur de nos crimes ; autrement dit nous sommes conscients de nos assassinats des richesses du monde. Mais la paresse et la veulerie, la cruauté, l'appât du gain, la malveillance, l'indignité nous poussent à déclamer que le déluge ce sera après nous.

Tout ce que le père de ma mère savait de l'hygiène de vie de la terre mon petit-fils l'ignore. Chères millénaires traditions, en quel cimetière de la mémoire vous êtes-vous retranchées ? Dans la cour de la ferme de mon enfance le grondement de tonnerre joyeux des roues cerclées de fer du tombereau qui m'emporte aux champs, blotti contre la jambe de mon ancêtre, ce grand-père tant aimé vêtu d'or et de sagesse. Cent ans plus tard le même roulement dans les assauts du chagrin qui m'enlève. Le véhicule hippomobile est devenu outil de mort. Une carcasse de char aveugle qui débaroule et se fracasse sur l'autre versant de la montagne du progrès. Qu'avons-nous fait du globe ? Nous sommes entrés en pire négligence. La patience nous a fuits. Comme des boules de flipper nous agissons court terme, électrisés par le profit. Relégué aux étages poussiéreux le registre des expériences accumulées autrefois consulté pour chaque semaison. Tout se passe comme si nous respirions chevillés à une obligation de résultats instantanés. Nous vaquons dans une sorte de désordre, de désastre permanent, de destruction programmée. Grand-père savait au loin penser moisson, prudence et soins. Il n'était enfermé que dans le monde du bon sens. Il parlait à ses bêtes et au vent, il caressait sa terre, il attendait ses conclusions. Ensemble ensuite ils construisaient. Lui tout sauf parasite, élément simple et sain penché sur l'avenir du Tout de ses petits enfants.

Qu'avons-nous fait de nous ? Il nous reste ou la mort ou l'amour. La compassion, le goût, l'embéguinement, le brûler pour, l'offrir son cœur, l'être en faveur, la préférence et l'empathie, la dévotion, la bienveillance, l'inclination pour les victimes plutôt que leur supplice. Il ne faut plus parler de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme mais de la Déclaration Universelle des Droits du vivant et de son socle ; et de ce pas courir écrire celle de ceux qui n'en ont pas, des malheureux, des pauvres, des sans logis, des déplacés, des animaux sauvages, domestiques et d'élevage, des forêts, des cours d'eau, de la glèbe, du sable, du roc et de la mer. Il est temps de redonner ce que nous avons pris ; de réparer les jouets que nous avons cassés, détruits, salis, souillés, bombardés, dévastés, mis en pièces, immolés, foudroyés, sacrifiés, massacrés, ravagés, réduits en cendres, ruinés, écrasés, fracassés, détraqués, désastrés, abattus, disloqués, mis à sac, démolis, minés, sapés, rasés. Responsabilité implique réciprocité. L'assurance d'un avenir passe par la case mutualité. Dans la volière prison pas d'horizon, de large ni d'espoir. L'évadé dans l'azur tout à coup comme un geste d'entraide et d'envergure, d'échange et de partage, de contrat enfin passé avec le monde pris en compte.

 

 

 

 

PARALLÈLE DE LA LIBERTÉ

 

 

 

Le contrat c'est je rends à la vie ce qu'elle donne. Afin qu'un cycle, un cercle, un disque, une galaxie, un éternel retour. Pour que l'enfant, le lapereau, le scion, la source accèdent au menu quatre étoiles des hommes, des bêtes, des forêts et des mers. L'appétit dans une préciosité. Je ne me régalerai que de biens remplaçables ; pour que mon fils ma fille puissent atteindre les mêmes gloires parfumées que celles de la planète de ma jeunesse. Ma conscience éclairée par ses actes manqués doit se nourrir de ce devoir. C'est ma plus belle liberté ; celle de faire le bien.

Mais tu m'avais emprisonné ! me rétorque l'oiseau. Je ne sais rien des couleurs de la vie qui vaut la peine. Comment pourrais-je sans azur apprendre le bleu des cimes à mes enfants, leur conter les lapis lazuli des lacs et des ruisseaux, les myosotis de l'affabilité des arbres, les violettes du pardon cachées dans les replis de la robe des prairies de la compassion ? L'oiseau blanc qui m'interroge stylise tout à coup son vol. L'image de sa métamorphose est saisissante. En un seul geste immense et délicat de grand vouloir, le pinceau de Pablo Picasso le refond en colombe épanouie, universelle et sage. Me reviennent les combats pacifiques, les courriers à la plume épuisée implorant dictateurs et satrapes, despotes et autocrates, potentats, souverains absolus et tyrans de rendre vie à tous leurs prisonniers dits d'opinion. Une pensée fraternelle est une couronne d'intelligence, un diplôme d'humanité. Qu'est-ce qu'un homme pourrait faire au secret d'un cachot pour l'avoir simplement exprimée, affirmée, confirmée, énoncée, dévoilée, divulguée, professée, alléguée, enchantée ? Un état qui condamne au carcere duro un homme atteint d'humanité porte le masque du déluge et la toge de l'incendie ; la lave noire qu'il vomit statufie tout élan créateur de son peuple. Et tellement nombreux encore sur la planète ces espaces sans droits, ces goulags, ces camps d'internement constitués pour briser, ces bagnes retranchés sous la coupe de génies militaires mauvais parce qu'effrayés, sur leurs gardes, à l'affût et veillant que nulle poésie ne franchisse les frontières. Et pourtant l'espérance et la ténacité ; la parole portée sans violence. Ici ou là un jour le rameau d'olivier au bec de la colombe revenue de l'enfer. Aung San Suu Kyi gagnant sa liberté donc celle de l'humanité. S'en réjouir sauf que l'ampleur de l'œuvre qui reste à accomplir. Tant de geôles et volières à entrouvrir, déverrouiller, déclore, ajourer, échancrer, perforer, délacer, dégrafer, démurer, éclater, crevasser ; à débonder sur le dessert de l'alentour, sur l'ivresse de l'espace, sur le grand large plat de résistance de la fraternité. En moi ce jour, à l'encre rouge du devoir, cette correction indélébile qui stipule que désormais mon oiseau blanc de compagnie colombe de Picasso. Et dans cette parallèle de l'ange dite de la liberté, toutes les bêtes, les plantes, les océans, plaines et alpages alors de s'engouffrer, au même titre que mes frères emprisonnés pour leurs idées.

 

 

 

PARALLÈLE DE LA LUCIDITÉ

 

 

 

Pour le chercher comme je le cherche en moi l'être parfait des cimes de l'humanité ! Je sens bien je sais trop qu'aucune place jamais ne me sera gardée sur la même page d'histoire que celle de mes héros. Comme ils m'émeuvent ces personnages réels ou de fiction qui traversent la vie à grandes qualités, leur image lisse et dorée qui subjugue, qui fait baisser les yeux et rend plus que modeste. Mon âme à moi patauge dans des eaux grises. Je ne suis qu'une petite personne du commun capable de gestes peu amènes ou de paroles regrettables. Aussi. Pigeon Blanc ne s'est pas contenté de s'enfuir. Sa parallèle me raconte, me déconstruit, me met à nu, m'expose en ma laideur, abat les cartes du royaume intérieur où les cadavres de mes faux pas. Il y a longtemps déjà, afin de définir la pulsion qui me pousse à m'exprimer aussi par la sculpture, j'écrivais dans un poème : mon établi centré dans la lumière où moi j'accouche de moi, c'est-à-dire de l'autre que j'aurais tant aimé. Tout est dit. On commet un acte irréparable et puis on passe une vie à rebâtir, à se morfondre et à se lamenter, à se rédemptionner, à reconstruire comme si c'était possible, à se raccommoder, à retaper ses fondations, à ravauder, à rapiécer, à remailler les grands vouloirs effilochés, à se refaire une virginité, à relever des embrassades et des complicités ruinées, à restaurer sa faim de l'image belle de soi, à repeindre, à chercher la recette du gâteau de famille, à expier, compenser, faire amende honorable. Parce qu'encore et toujours on étale ses tourments, on ne parle que de soi ; pour accéder à ce que l'on est au plus profond de sa personne. Comme si sauver sa peau le seul moteur de l'âme. Tout acte de fraternité posé ne serait-il alors qu'un déguisement, une joliesse qu'on s'offre pour paraître moins moche, un logiciel de retouche photo, un cache-misère, un masque, un voile et un dérivatif, un sauvetage des apparences, une manœuvre, un voyage palliatif dans la belle humanité ? Je n'ai pas à le craindre si j'assume sa cause.

Alors sursaut, bilan. L'oiseau blanc sera également colombe de ma paix. Son message un manifeste. A la question Qui suis-je ? le sage affable qui me porte à bout de bras dans mes décombres répond. Je décide de l'écouter, enfin. Je l'appelle le malheur absolu. Il sait tout ; même bien au-delà de l'amour. Il n'est pas impitoyable, référencé morale, juge. Il ne souffle que sur le parfum des choses. Il est l'ange messager de la lucidité. Je sens qu'il lange ma détresse. Il m'accompagne aux ruines du temple de la paternité. Les fouilles révèlent la maladresse des mécanismes de réparation. Les douleurs qui nous maltraitent font toujours des petits. Qu'ai-je dit en m'arrachant du quotidien des miens ? La souffrance imagée de mon héros de père lui-même abandonné ? L'oiseau blanc s'évadant de l'enclos a quitté lui aussi ses enfants, brisé l'amarre douce à la réconfortante épouse. Mais pour quel horizon, quelles errances abattues, quelles inconsolables versions du thème des origines ? Le malheur absolu dans cette fuite la même la mienne qui me revient. En posant tout à coup sa main sur mon épaule, le messager va m'encourageant à me déraciner de la rancœur stérile contre la vie et à marcher dans l'aube pacifique de la reconnaissance de soi.

 

 

 

 

PARALLÈLE DE LA DÉRÉLICTION

 

 

 

Je suis atteint de nostalgie et j'en mourrai. Dans le brasier de l'émotion qui me consume cent fois par jour, les essences multiples de chagrineuses grumes lancées à la diable. Je me tords, je me plains ; mon âme affiche la face hideuse des vampires soudainement arrêtés par une croix brandie. Mon tortionnaire, l'irréversible. Je mugis en silence au secret de sa geôle. Avant qu'il ne m'empoigne et me séquestre je courais la planète en solo de guitare électrique saturée. Mon existence une pêche de vigne fondante de fin d'été loin en amont des pesticides. Je nageais dans le jus sensuel de l'instant. Un principe m'habitait : refuser à l'enfance le moindre droit d'entrée dans la couleur de mon présent. L'enfance la mienne. La délicieuse, la folle, la dorée à l'or lourd des labours, la berrichonne agreste des confins, la bourbonnaise ouverte à la page de l'école, l'indicible chargée du bouquet aveuglant de l'amour. Mon enfance ma jeunesse qui portaient un pays au ciel sur leurs épaules. J'ai longtemps eu le sentiment que je devais leur interdire l'accès à mon écoute, à mon actualité, à la modernité de mon goût pour la vie. Comme si le simple fait de les évoquer pouvait dans la seconde m'incendier, me noyer, me broyer. Car paysages et visages de ces cornes d'abondance réveillent en moi depuis leur perte la bête souffrante du chagrin. Dans le noir et tremblante elle se jette à mon cou. Elle hurle avec tendresse le désespoir des pires dérélictions. Une seule question audible dans le tumulte de ses sanglots : Pourquoi les hommes abandonnent-ils eux un jour leur territoire ? Je ne sais pas je ne peux pas résoudre cet énoncé ; et afin de me protéger contre l'envahisseur j'ai élevé enceintes, remparts et fortifications, tourelles et flanquements, donjons, courtines et créneaux. Pont-levis relevé, j'ai pu à l'intérieur des grandes murailles expertes en construction de la destinée, pendant des lustres me consacrer à mettre en œuvre des œuvres d'art et des enfants qui en sont d'autres. Longtemps j'ai résisté. Je me suis accroché aux branches de la notion d'enracinement. Je me suis fait pousser. Mon univers a pris du coffre. Je me suis cru sauvé. C'était plausible et même autorisé de se sentir oothéqué ; couvé, gardé, veillé, escorté, défendu, patronné, soutenu, entouré, protégé. Parce que la voix de Père et Mère ici ou là dans les embruns ; comme une couverture de soi, un plaid qu'on tire sous le menton pendant que dehors la fureur de la tempête.

Et puis Papa est mort. Emporté comme une porte qui claque dans un havre de paix absolue. La terre s'est tout à coup entrouverte à mes pieds en emportant au gouffre ainsi créé la résidence royale qu'était ma vie. Oui l'oiseau qui a fuit la volière est un ange. C'est l'âme de mon père ; de ce héros qui m'enseigna la vie. Oui sa main dans la mienne et pour l'éternité. Oh ! L'aurore aux grands yeux vides. La place du manquant infinie Mongolie. Alors il est rentré l'oiseau des peines maximales. Au pays. A l'amour de l'ancien corps restructuré. Il me porte au-dessus de la route qu'empruntait jadis Papa. Couchées dans le fossé pour lui faire la surprise, mon enfance ma jeunesse l'attendent ; elles savent ça peut durer.

 

 

 

 

CLÔTURE

 

 

 

Du portillon de la volière en grand ouvert à la disparition de Pigeon Blanc, trois minutes. Le temps d'une éclaircie, d'un jet de soleil fondu, d'une échappée de lumière enseignante venue faire un petit tour dans ma vie, comme ça, pour éclairer la route à l'angle obtus des certitudes. C'est ainsi qu'en neuf parallèles ascensionnelles et de l'obscur à l'aveuglant tout un relevé d'âme tardif mais salutaire. Du vagissement de la première pensée des hommes préhistoriques à la vision de soi sur soi fluide, tragique, élaborée, exacte probablement et même compassionnelle. A chaque pallier le message d'un ange qui répond au sentiment, à l'impression, à l'image de soi qu'on lance dans le miroir : celle d'un être vivant qui s'est emprisonné lui-même pour ne plus avoir peur. Ainsi ce que sont les hommes devenus.

A l'heure de l'ère des villes monstrueuses dévorant bois, landes et labours, nous ne savons plus vivre qu'enfermés. Nous ne vaquons que d'une boîte à une autre pareille. D'un appart à un bus nous vomissant dans une prison du genre zone commerciale, aéroport ou gare, usine ou salle de cinéma, église ou temple de la Bourse, marché couvert ou stade. L'extérieur est devenu une énigme, un pur anachronisme et une menace, un désert, un contre-sens. Un contre les sens. Nous sommes devenus des humains d'intérieur. Dans cet enfer de guerre commerciale permanente des milliards de messages chaque seconde, des essaims d'embryons de langage qui naissent et fusent et meurent dans l'artifice. Les producteurs lanceurs, les messagers, des anges déchus experts en toc et en clinquant. Une religion nouvelle, la virtualité. Qui parmi nous pleure une rivière, une prairie, un arbre ?

Aussi sortir dans le jardin déjà un acte fort. Surtout si c'est pour tout à fait en grand ouvrir volières, âme et tympans à la voix du vivant condamné venu des origines. Pigeon blanc mon sursaut, ma bouffée de secours au sortir des abysses du mensonge, mon messager Messie sauveur ; mon ange gardien. Mon inconsciente petite voix qui clame la reprise de souffle afin que l'avènement des hommes guéris. Épuiser, polluer, saccager la planète ce n'est que me renier. C'est tout bonnement assassiner l'Histoire. Or sans enfance je ne suis rien. Ma chair toute est nourrie traditions, mémoire, archives du vivant, du geste, de la parole du vent comme de celle de mes ancêtres du néolithique. Mon enfance est monument en or et non aux morts. Épopée du mystère odorant de la vie. Vision énamourée du Bien ; goûtue, soyeuse et musicale. Les animaux tous tous respirent dans l'écrin. A ma main. Hallucinante responsabilité que de pouvoir choisir entre caresse et coup, salissure et respect, néantification et soin.

Aussi résolution. Comme une averse rafraîchissante d'atomes d'intelligence. Tout animal sera dorénavant plus que jamais par moi considéré ; qu'il provienne de l'élevage le plus respectueux ou des contrées du monde non encore explorées par les hommes. Un animal qui souffrirait à cause de mon agir serait insulte que je m'infligerais. Martyriser la vie, le sol ou l'océan c'est en puissance œuvrer à la disparition de toute l'humanité. Je veux pouvoir me regarder dans l'œil inquiet des enfants de mes enfants ainsi que dans celui des chevaux de mon enfance. Sentir en eux la crainte s'apaiser comme un chagrin consolé qui doute une larme encore à la promesse, sursaute puis se laisse tomber dans le fossé confortable d'un gros soupir. Que pensait-il de moi le cheval du grand-père quand son regard butait sur ma vivacité ? Peut-être percevait-il encore de l'innocence, un souffle de candeur brouillonne, une odeur familière de vivant bien à sa place dans la lumière, un babillage d'oiseau pataud et pacifique. S'il pouvait se pencher ce jour sur ma personne, je n'ose imaginer la déchirure, le choc, la pénétrante averse et la brûlure, la collision et le ressac, le cahot, la secousse, la pierre d'achoppement lancée par mon image sur les parois de son émotion.

Si je ne martyrise pas les animaux – sauf parfois quelques mouches auxquelles j'arrache les ailes afin de les lancer vivantes aux poissons rouges du bassin – cela fait des décennies que je tue des bêtes d'élevage pour les manger. Comme un humanoïde de la grotte de Lascaux qui rentre de la chasse une biche sur l'épaule, quelques milliers d'années avant notre ère. Je sais bien qu'acheter un rôti à son boucher ne dédouane en rien, rend tout aussi coupable d'assassinat que l'employé de l'abattoir. Mais moi en plus j'accomplis de temps en temps la gestuelle. Je m'insère en liturgie sacrificielle. Je suis la procédure d'extermination. Je passe à l'acte en effaçant moi-même la vie. Se servir pour survivre, dans le garde-manger de la nature libre, de compagnonnage ou d'élevage n'est pas trop le souci. Quoique. L'écharde au cœur de la notion d'humanité c'est la seconde, l'instant, l'espace insupportable de la souffrance précédant le sacrifice. Une piqûre de rappel à chaque civet, rôti, chiffonnade de jambon ou sublime de volaille parfumé aux truffes : l'animal s'est vu mourir. Cravaté, il a vendu chèrement sa peau ; griffé, mordu, rué, bondi, crié, meuglé, hurlé, courcaillé, gémi, sangloté, protesté. Un instant mais un instant de trop. La terreur de la bête vient de franchir en moi une fortification de l'ombre, un rempart fruste modelé à l'ancienne, planté dans le décor familier d'usages immémoriaux. Je suis touché au cœur, à la tendresse et à l'esprit, à la mémoire honteuse qui ne pourra jamais effacer la trace des mille saignées de la coutume, même si celles-ci remerciaient l'animal pour sa chair source de subsistance. Je fais plus qu'accéder à la prise en compte de la frayeur de l'animal ; je m'effondre en sanglots sur le spectacle donné par ma si peu humaine petite personne. J'ai le sentiment d'être une misérable créature qui sait tout sans savoir, qui pense mais fait jaillir les armes, qui pleure mais rage. Je me sens tout à coup aussi nu et fragile qu'une demoiselle ; vous savez sur le bord des étangs ces gracieuses libellules qu'un brin d'air peut faire chavirer. Comme j'aimerais leur grâce sur les épaules lourdes de mon âme ! Puisse leur pardon être un jour capable d'effacer la barbarie des tortionnaires qui régissent l'univers concentrationnaire de millions d'animaux élevés sous la torture dans des camps sans soleil ni verdure. De même que l'humain n'a pas à faire souffrir l'humain, l'humain n'a pas à faire souffrir l'étranger à l'humain. Les animaux, forêts, prairies et fleuves doivent pouvoir partager le gâteau d'existence avec les hommes.

Mais moi je suis de cette volonté-là ; et depuis mon envol de la main de Grand-Père. J'ai de tout temps clamé la planète bleue il faut en prendre soin au même titre que l'enfant, le cabri, la plantule, la toundra, le marais. Je suis dans le camp des défenseurs de la nature, des inconditionnels du bio, des soldats de la préservation des espèces menacées, des amou-reux à la folie des prodigieuses inventions de la vie !

  • Tu te bats mais là encore tu fuis ! me taquine mon ange gardien refusant d'abandonner une âme aussi proche de la guérison. L'écharde dont tu parlais ne te fait plus souffrir ?

  • Quelle écharde ?

  • Tu sais bien, la minuscule au cœur de la notion d'humanité ! L'espace insupportable précédant le sacrifice ! Serais-tu parvenu à l'extraire de la chair de tes tourments ?

  • Je te demande pardon ! Je disserte pour mieux digresser ; ruser, tromper, endormir, égarer. Je ne pourrai plus saisir un animal pour le tuer. Se voir nu dans le miroir de son regard irrecevable glaciation. En même temps je ne veux renoncer à rillettes et rôtis, civets et galantines. M'en priver autant mourir ; disparaître en emportant au cœur d'embrassades et larmes ce royaume des banquets de l'enfance qui est ma propre chair. Je me débats dans un malaise indéchiffrable. Je tourne, je vire, je souffre. Bête enfermée qui cherche pour fuir le trou dans le grillage. Le problème ronge ; il est des insolubles. Il s'agit de tuer une bête sans la faire souffrir même l'espace d'une seconde. Sans l'avoir apeurée. Pour y parvenir je ne vois qu'une manière de procéder : l'assassinat longuement préparé. Un silencieux vissé sur le canon d'un révolver ; projectile ou décharge électrique le coup qui part surprenant la victime isolée seule au milieu d'un festin destiné à endormir sa méfiance. Ou bien une dose d'endormissement dans l'eau de sa boisson.

  • Dans tous les cas c'est proprement insupportable. Non ?

  • Bien sûr car tout réside dans l'intention, dans l'idée qu'on se fait de soi avant d'agir. Manigancer cette préparation c'est renoncer à l'estime de soi. Au-delà de cette frontière mon passeport pour l'humanité n'est plus valable. C'est comme trier les arrivants qui sautent des wagons sur la rampe du camp d'Auschwitz ; la mort fauchant à l'arbitraire, le revier, les expériences des médecins dégénérés ou bien les exactions des membres des Einsatzgruppen dans les campagnes biélorusses, les fosses remplies de cadavres, les enfants nus assassinés d'une balle de pistolet dans la nuque à bout portant … Je me demande même si arracher les ailes d'une mouche vivante n'expose pas tout à coup à ce vomissement. Ce n'est tout de même pas par hasard si tout à coup je pense à elle aussi ! J'ai le sentiment d'une fin de course, d'une soudaine nudité, d'un éclat de plein ciel heurtant chassant une incommensurable nuit, d'un gravissime choix imposé à l'embranchement placé sur notre route par l'évolution. Tuer un animal pour le manger m'apparaît très clairement d'un autre temps. Aux quatre routes des interrogations je ne peux que quitter celle de la barbarie.

  • L'écharde ou l'empathie !

  • Ce sera la prise en compte du support. A bas l'ingratitude !

  • Tu tiendras ?

  • Je ne vais pas m'apitoyer sur mon sort de nanti mais enfiler le costume du loup de Marlaguette juste avant le sursaut de la fin de l'histoire, les tisanes, les champignons, la soupe aux herbes …

  • Tu ne tiendras pas ?

  • Quand la petite fille a délié le loup de ses promesses, celui-ci s'est empressé de croquer un écureuil et trois mulots. On ne peut pas dire s'il avait ou non retrouvé le sourire mais sa santé s'améliora très vite c'est indiscutable. Quant à moi, quand je n'en pourrai plus de voir courir des cuisses de grenouille dorées au beurre de printemps et d'alpage persillé ou des râbles de lièvre en civet marinés dans du Nuits-Saint-Georges, je ferai je le crains sauter la bonde de l'honneur ; je me désemprisonnerai de toutes mes hautes résolutions, je réendosserai la tunique du bourreau, la panoplie du fusilleur, la balourdise sereine de l'égorgeur et j'ouvrirai la cage, la volière, le clapier. Non pas pour offrir liberté aux bêtes soumises de mes élevages mais pour en cravater une belle. Une seule. Une rousse, une vive, une en âge de combler l'appétit millénaire qui taraude ma part préhistorique, mon atavisme, ma foi, mon penchant et mon goût, mon organisation interne instinctivement axée sur la sauvegarde de mon espèce.

  • Echarde, le retour !

  • Le temps rien que le temps de l'expression d'un défaitisme de malheureux, de pauvre bougre honteux de se savoir si peu capable de lutter contre lui-même, contre l'Evolution qui fit de lui un sanguinaire, un carnivore, un défaiseur de vie. J'agirai enfermé à l'abri des assauts du sentiment de compassion. Comme si c'était possible. Méthodiquement ; sans crainte ni remords, sans violence ni jouissance. J'imprégnerai ma gestuelle du souvenir de celle de mes ancêtres paysans. Qu'on m'accorde simplement de parler d'étreinte mortelle plutôt que de destruction, d'exécution ou de massacre. Toute ma vie, mon histoire, ma mémoire, ma perception du monde, mes artères, mon instinct ont prospéré sans méchanceté aucune sur le terreau des joies de la table. J'ai été élevé dans la célébration des gloires du vivant qui permet de prolonger la vie des hommes. L'âge aidant, le regard que je porte sur les animaux se teinte de petits suppléments de gravité, de tendresse féconde. La vie a bien raison de murmurer à mon oreille devenue dure je suis un sanctuaire. Si tu voyais dedans mon âme et mon esprit la bataille, le dilemme, la course accidentée de toutes mes interrogations ! L'entêtement de l'écharde !

  • Pas si facile de devenir un homme !

  • Ce qui console je crois c'est l'amour du Grand Tout. C'est d'accepter sa place de rouage imparfait mais solidaire. C'est de savoir qu'il n'est jamais trop tard pour enseigner le fraternel, l'humilité, la précaution. Sage, quel beau métier !

  • Mais tu l'exerces puisque tu t'interroges !

  • Il est si tard. Mourir, ça devrait prendre du temps. Je veux dire qu'il faudrait toute sa vie remercier les paysages traversés pour ce qu'ils ont donné aux hommes : la vie, le sel de la fraternité, les richesses du plancher qui nous porte, les beautés singulières du minéral comme celles du végétal, les fééries du monde des animaux. Une fois accomplie cette virée joyeuse de la reconnaissance, j'aimerais et nuitamment fermer les yeux, couché au fossé froid rive gauche de la route des écoliers de mon enfance. Ne plus manger ni boire. Ne même plus respirer pour totalement cesser de consommer de la planète. Sourire dans le bonheur de savoir que je vais lui rendre la portion d'elle que je fus.

  •  

Mon ange gardien a dû se retirer sans bruit sur la pointe des ailes. Moi aussi je m'efface. Je suis instruit. Je n'accorde plus aucune légitimité à la voie prétentieuse qui claironne les hommes nombril de l'Univers. Je vais me déracinant du centre de mon jardin monde pour à sa périphérie incliner ma conscience de parasite corrigé. Une croix au coeur pour signaler la piste d'atterrissage du messager, de l'oiseau pédagogue qui en quelques survols a réinitialisé en moi le mécanisme de l'autoévaluation. Les yeux aux nues remplis d'humilité je mesure l'étendue dramatique effondrée à mes pieds : le gouffre de l'anéantissement auquel l'humanité échappera si elle décide de vivre enfin en communion avec les plantes, les animaux, l'océan, les entrailles de la terre, la mission des nuages, la divine surprise qu'est la vie.

 

J'en étais là de mon grand rêve de reconstruction quand l'impensable s'est produit. Et je ne veux même pas imaginer que mon immense volonté d'aimer ait pu le moins du monde entrer dans la composition de sa réalité. De nulle part tout à coup il a surgi. En un coup d'aile il a plongé, ouvert le parachute de sa majesté afin de se percher dans le cerisier voisin de la volière. Il m'a roulé des yeux comme de complicité. Moi je devais avoir l'air bête … pardon je voulais dire épouvantablement humain, pauvre en esprit, badaud, demeuré en amont, ahuri et nigaud, imbécile même pas capable d'être heureux surpris au plus profond d'une incrédulité de prétentieux berné méritant moqueries. D'un petit saut mondain de damoiseau il a dansé bondi sur le grand mur situé tout près de la volière et puis il a marché. Majestueusement. En direction du portillon. Le torse avantageux, solide, présidentiable, princier à particule.

Pourquoi diable Blanchon était-il revenu ? Il osait. Après la fuite et l'abandon des siens, la lâcheté, la nuit passée dans des bras et des lieux inconnus, le sentiment grisant de liberté, les paysages neufs, la vastité du monde l'invitant. En fait il n'osait pas, il rentrait. En toute simplicité. En portant dans ses bras sa conscience remise à l'endroit. Dans un état de grâce qui n'attend pas qu'on lui pardonne. Il déposait aux pieds de la réalité un acte de force morale nue, limpide et désinteressée. Comme un athlète fabuleux à la grille d'un stade il a par petits bonds atteint le portillon de la volière dans l'enceinte de laquelle il a glissé sous le regard énamouré des spectateurs. Emu, interloqué, conquis, je me suis empressé de chausser mes outils de graveur d'avenir. Sur le fronton du temple des principes de la belle humanité, il me restait à buriner tracer calligraphier un mot, le petit frère de la liberté, de l'égalité et de la fraternité qui manifestement manquait. Il porte un joli nom : Courage.

 

 


 

 

 

 

 Alex Alemany  e.PNG

Peinture de Alex Alemany

 

 

 

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23/10/2013
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