Michel Le Quéré

Michel Le Quéré

Mai 68

 

 

 

 

Les articles de mon blog sont illustrés par des morceaux de musique. Je ne considère pas ces illustrations sonores  comme secondaires. Mais vous pouvez très bien lire les infos de cet article sans musique.

C'est vous qui décidez.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A l'école de la rue

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coup sur coup, en juin 67, deux réussites qui bouleversèrent mon existence : le bac philo plus dans la foulée le concours d'entrée à l’École Normale d'Instituteurs de Lyon. Je ne m'en vante pas trop à cause de la chance insolente qui m'accompagne depuis toujours et qui ne lâche rien. Plus les années passent, plus je me dis qu'un jour elle va tourner, et qu'en ce point précis je tomberai de très haut. Certes j'ai bossé un minimum pour décrocher le diplôme de fin de lycée mais j'ai passé en dilettante le concours d'entrée à l'E.N. de Lyon. Nous étions 400 candidats, 36 seulement seraient élus, je me suis dit T'as aucune chance ! Mais je n'ai pas fait le voyage pour glander. Je me suis appliqué un max et, contrairement à Fernand Raynaud dans son sketch Le paysan, ça a payé. Le camarade de lycée qui s'était depuis le Berry lancé avec moi dans l'aventure s'est fait étendre. Moi j'ai réussi, 16 ème sur 36. La chance je vous dis. Car cette victoire est comparable à une libération. A partir de cet instant-là je ne dépends plus du ministère de la Colette, ma mère. Je suis profondément heureux pour mes parents. C'est fini, plus de pension à régler chaque mois au Collège de Saint-Amand-Montrond. L’École Normale d'Instituteurs, pendant deux ans, va non seulement me prendre en charge mais en plus me constituer un petit pécule. Je respire tout à coup une fête aussi large qu'un matin de Noël de mon enfance.

 

L'année scolaire 1967-1968 débute donc pour moi comme une lancée d'étendard, une ivresse, le franchissement de la ligne de départ d'une course mythique comme La route du rhum. Mon avenir est tracé, financé, déjà vêtu du costume de ce métier qu'on dit le plus beau du monde. Ce que je nomme ma chance n'est pas de l'arrogance, c'est simplement que les modestes choses de ma vie semblent toujours prendre le chemin le plus doux, le moins onéreux, le mieux entretenu, celui dont les ornières seront comblées, les pièges effacés, les montées adoucies. Je suis en principe un taiseux. Un gamin qui a traîné toute son enfance dans les jupes d'un cultivateur est rôdé au passage des orages, du cagnard et de la grêle, à la sanction des mauvaises récoltes, aux nombreux aléas d'une vie de paysan. Il est par conséquent un bon peu philosophe. Si la vie tourne mal tant pis, il s'adapte sans pleurer. Si tout à coup par contre les bénéfices se mettent à chanter, en secret il se réjouit. J'appelle ça la chance dont je sais sans bruit me contenter.

En fait ma bonne étoile obéit à Maman. Elle va pouvoir vivre par procuration la prodigieuse existence de l'institutrice qu'elle a toute sa vie rêvé d'être. J'appartiens plus que jamais à sa personne, ce gynécée dont j'étais pourtant censé un beau jour me détacher en coupant le fameux cordon. J'ai rempli le contrat qu'elle m'avait à ma naissance fait signer sur la table d'orientation du belvédère de ses rêves. En réalité Maman a très bien manœuvré. Sans le savoir, sans le vouloir. Elle ne m'a jamais raconté son histoire que parce que ça lui faisait du bien de rendre visite à son enfance, de repeindre sa devanture afin qu'elle ne s'efface. Jamais elle ne m'ordonna Un jour mon fils tu feras l'instituteur pour me rendre justice ! C'était de sa part bien plus habile et je dirais tout naturel de raconter sa vie comme une histoire du Père Castor, de celles qui font peur mais se terminent toujours bien, dans la concorde et l'apaisement. En grandissant j'ai tout enregistré, pesé, compris mais pas du tout dans la clarté de mon esprit. Un drôle de chemin secret s'est imposé, sans heurt, pendant de longues années, au plus profond de mon imaginaire, de ma nature, de mon instinct. Je n'ai même pas eu besoin de m'imposer quoique ce soit, de me lancer clairement et bruyamment : Un jour je serai maître d'école ! J'ai tellement aimé apprendre à lire, l'univers dans lequel ce miracle se produisit, l’École et tout ce qui la concernait, le chemin courageux pour l'atteindre, la plume sergent major, le cahier de récitations et jusqu'à ma jolie petite camarade de classe, j'ai tellement embrassé cet univers nouveau qui m'avait attiré comme un fruit mûr enivre les frelons qu'il m'apparût comme une étonnante certitude et un peu plus chaque jour passant, qu'une salle de classe s'imposerait et pour toujours comme cadre idéal de ma vie professionnelle. Jamais je ne me suis vu vibrer sous un autre climat ni me mouvoir dans une autre forêt de signifiants. Je fus je suis encore et resterai instit, hussard noir, petit Célestin Freinet, professeur et maître de mes chères écoles.

 

J'insiste lourdement sur ce planté de décor pour que chacun mesure bien les difficultés que les événements de mai 68 durent affronter pour se frayer un chemin dans cette félicité réelle et assumée. Au mois d'octobre 67 je me retrouve donc pensionnaire à l’École Normale d'Instituteurs de Lyon aujourd'hui École Supérieure du Professorat et de l’Éducation sise 5 Rue Anselme dans le 4e arrondissement dit de la Croix Rousse. Si l'on m'offrait comme à une dame un énorme bouquet composé de différentes fleurs toutes plus belles les unes que les autres, et que l'on me demande de choisir celle qui m'émerveille le plus, je serais bien ennuyé, je ne saurais dans quelle direction donner le plaisir de mon regard. Voilà bien là l'image qui correspond à mon nouveau banquet de l'existence, lui aussi arrimé comme un gosse à la robe de ma vieille compagne la chance, mon insolente et bien portante chance. Car enfin, le petit-fils de paysan que la vie débarque par une belle journée d'automne dans l'effervescence de la capitale des Gaules, ce jeune homme-là ne peut que rester interdit devant tant de magnificence et de grandeur, d'ampleur et de richesse. Rien mais rien n'entre en correspondance avec le monde minuscule duquel il vient de s'échapper, la campagne bourbonnaise taiseuse, ses rivières étriquées et sauvages, la forêt de Tronçais repliée sur son silence et ses mystères, la modestie des quelques courageuses boutiques de son petit village. Il n'a pas honte de ce qu'il fut, ni du climat des paysages de sa jeunesse et il n'est pas du tout certain qu'une ville immense puisse offrir une couche un couvert un avenir des plus désirables qui soient. Mais la gigantesque bousculade qu'on appelle une cité majeure ne peut que faire naître des envies de connaître, des éblouissements, des festins de curiosités.

Je découvre Lyon. Je file d'un émerveillement à une colossale surprise, d'un musée à une bouleversante exposition, d'une boutique chic et mode à un bouchon, ses andouillettes à la lyonnaise soulignées par la délicatesse du Beaujolais nouveau. Je suis un gamin échappé d'une cour de ferme, ébloui mais pas du tout sur la défensive, curieux et qui se débarrasse volontiers des oripeaux de sa méfiance et du paletot de ses scrupules. Je me regarde déguster une vie qui jusqu'alors n'existait pas. Je nage dans un véritable feu d'artifice, tous les sens en alerte, porté, comme le pinceau du peintre lyonnais Truphémus, par d'imprévisibles bouffées d'air pastellisées qui, en caressant la Saône et à contre lumière, filent de ponts en passerelles vers la Méditerranée. Et de manière à couronner le tout l'amour s'en mêle, frivole, affamé, charnu. Volontaire, paresseux, flamboyant. C'est tout juste s'il m'arrive parfois d'imaginer mon père dans sa tuilerie du Bourbonnais, penché sur son travail d'ouvrier consciencieux peu ou pas reconnu, toute la journée arrimé à son poste. L'usine dans laquelle il s'évertue le broie le force chaque jour sauf le dimanche. Et tout au long de l'année, sans vacances ni sorties ; et tout ça je le sais. Je ne suis pourtant qu'une seule chiquenaude d'ingratitude. Je ressemble à un énorme privilège doté d'une force insolente qui devrait m'appeler à la réserve, à plus d'humilité, à me pencher sur le sens du mot abnégation. Or je n'y parviens pas. Je ne sais pas pourquoi je ne me sens pas plus reconnaissant, conscient de certains malheurs qui pourtant frappent, saignent, hurlent en silence des devoirs de changement, des appels à des justices et du partage, à des levées d'écrou, à des arrachages de bâillon.

 

Sans doute suffisait-il de demander. Le pays devait être mûr, il s'embrasa. Je ne vis rien venir, mes camarades apprentis instits non plus. Nous avons continué à faire le mur la nuit, à descendre en bande par le tram nous enivrer dans les rues chaudes de la presqu'île, à nous taper de capitales parties de foot avec, pour tout costume d'étudiant, une insouciance totale et désarmante. Nous mijotions toujours quelque virée qualifiée à son retour très souvent de mémorable. Comme des ados ou des troufions nous possédions même notre gestuelle symbole d'appartenance au groupe qui consistait à imiter, l'index dans la bouche, le bruit que tout bouchon est censé produire lorsqu'on l'extirpe du goulot d'une bouteille puis à lancer à la cantonade, la main droite posée sur le cœur, un « Ah ! Ce bruit ! » qui nous ravissait. Du dortoir niché sous les toits il m'arrivait de descendre en catastrophe en cours un étage plus bas, en pantoufles, le pyjama sous la tenue de la veille, pas coiffé, pas réveillé, le museau à peine débarbouillé, embrumé encore par les vapeurs célestes de quelques caves du Beaujolais écumées la veille. A tout être il faut souhaiter de déguster un jour, même mûri dans sa robe d'inconséquence, le fruit libre et juteux qui s'appelle la jeunesse. L'insouciance est un droit. Agir pour que tout enfant puisse en bénéficier un devoir de l'Humanité.

Il est 22 h. Extinction des feux. Imaginez une vingtaine d'étudiants pensionnaires regroupés dans un dortoir sans le moindre confort. Ils sont âgés de 18 ans ; 19 ou 20 parfois. Les conditions d'hébergement sont spartiates à l’École Normale de garçons mais de l'autre côté du Boulevard de la Croix Rousse, c'est pareil pour les filles. L'établissement qui s'appelle École Normale d'Institutrices héberge lui aussi des pensionnaires. Les passerelles entre jeunes des deux sexes sont rares et codifiées, surveillées, chaperonnées. Les soirées des étudiants et étudiantes internes de ces lieux et temps-là ne possèdent absolument aucun point commun avec celles des jeunes du troisième millénaire. Pas de portable ni de télévision, horaires et discipline commandent tout ou presque même si l'on peut déjà ici ou là remarquer quelques coupables relâchements synonymes d'effritement de la rigidité des pouvoirs en place. Nos libertés individuelles étaient gagnées à la force du poignet, lors de l'escalade du mur d'enceinte du jardin de l’École, nuitamment et ce dans une franche rigolade.

 

Au mois d'octobre 67 j'attrape mes vingt ans. Je ne sais absolument rien de l'état de santé du monde. Mes camarades étudiants et moi-même nous ne nous plaignons pas du tout de notre statut de pensionnaires. Parce que c'est pour beaucoup la suite logique des années lycée. Découvrir le fabuleux enchantement d'une grande grande ville comme celle de Lyon nous accapare des milliers de fois plus que nos conditions d'existence au sein de notre pensionnat. Nous entendons bien parler de la guerre du Vietnam mais des combats et des atrocités dans le monde, à chaque coin de pays on en déniche. Les goulags en URSS ne sont que d'autres camps nazis ; on efface tout et on recommence. Nous jouons les blasés les dégoûtés les connaisseurs mais sans trop nous attarder car les filles nous attendent et nous aimons guincher. Des ouvriers ici et là font grève pour demander des augmentations de salaire ; je me demande si mon père occupe la briqueterie du Père Simon, le patron de son usine. Mes parents n'ont pas le téléphone, je ne vais pas souvent les voir, je ne sais rien de leurs soucis. Et puis je me dis qu'ils n'ont plus à s'en faire pour mon avenir, moi je suis casé ; la certitude de cette phénoménale nouvelle tient tout l'édifice de ma petite personne ; elle le porte et l'embrase, le nourrit et le comble. Les étudiants des Universités se plaignent de devoir étudier dans des locaux vétustes ? En plaisantant on les invite à venir faire un stage 5 rue Anselme chez les normaliens. Quant à la société de consommation moi j'en suis resté au Prisunic de Saint-Amand-Montrond dans lequel certains camarades fauchent des trucs sans se faire gauler. Nous en sommes là, mes copains normaliens et moi-même, plus que jamais incultes en ce qui concerne l'évolution de notre société, ce qui ne nous empêche pas de nous marrer, bien au contraire. On n'est pas très sérieux parfois à la sortie de l'adolescence.

 

Jamais les événements de Mai 68 ne parviendront à trouver place assise au cœur de mes préoccupations d'alors. Je me déterre du centre de la France pour me lancer dans le Levant, ouvrir le ciel, butiner, flirter, prendre feu, m'enivrer, picorer, m'émerveiller, visiter des musées, découvrir le modelage et la sculpture avec un professeur, tomber amoureux d'une jolie normalienne en blouse rose puis de Célestin Freinet, et tout ça entre deux bordées sur le troisième fleuve du Lyonnais. Je deviens un catalogue de nouveautés. Pendant ce temps-là le ton montait. Le vocabulaire des normaliens s'est progressivement enrichi de vocables nouveaux prometteurs en émotions : grèves, manifs, revendications, slogans, affrontements, barricades, arrestations. J'ai cahin-caha suivi le mouvement. Des souvenirs déjà vieux de quelques mois sont venus me rendre visite. Il m'a semblé qu'un lien ténu les reliait au conflit du présent. Je revoyais le lycée ( à Saint-Amand-Montrond dans le Cher on disait le Collège ), Michelin, le surveillant qui m'avait dans le nez parce que je lui avais tenu tête et qui finira par me faire renvoyer, une première fois du pensionnat, puis une seconde du Collège, carrément, peu avant les épreuves du Bac. J'avais, à ma façon que je qualifierais de Passage à l'acte d'une tête de cochon, et sans le vouloir, quelque part lancé le train de la contestation en dénonçant la rigidité du pouvoir et l'absence de libertés individuelles dressées depuis en exergue par les étudiants des universités.

 

Mais à l’École Normale d'Instituteurs de Lyon, à cette époque-là, je ne voyais pas très bien contre qui ou contre quoi j'aurais pu, moi personnellement, éprouver l'envie de me rebeller. Contre Togo, le professeur de Pédagogie ? De Pédagogie Générale, Appliquée ou Organisationnelle, alors là je ne sais plus, vous m'en demandez trop. Mais à propos de cet étonnant personnage, je ne peux résister au plaisir de vous raconter une anecdote, véridique même si proprement stupéfiante. Togo donc, accessoirement intitulé d'un petit pays d'Afrique de l'Ouest, était le surnom dont les normaliens avaient affublé cet enseignant chargé de transformer des trublions en maîtres des écoles. Ce brave homme paraissant épouvantablement âgé avait passé presque toute sa carrière d'enseignant au Togo, au titre de la coopération. Depuis son retour il vivait dans un monde qui n'était pas le nôtre, un pays qui ne devait pas s'appeler la France, un univers perclus de rhumatismes historiques totalement déconnecté du présent. Il était affable, conciliant et lobbyiste après l'heure d'une pédagogie dramatiquement arriérée, calcifiée, obsolète. Si nous l'avions pris au sérieux, il aurait fini par nous dégoûter à tout jamais du métier d'instit dont nous ne possédions pas encore le diplôme. Il ne nous voyait pas ; on aurait dit qu'il se contentait de sentir, dans son proche environnement, la présence rassurante d'un auditoire supposé concerné par les sciences de l’Éducation. Sans tension, sans passion, privé de hautes prétentions nous concernant, il ressemblait à un automate totalement déclassé, à une sorte d'irrécupérable survivant, à un rescapé de cataclysme, à un jouet mécanique éteint à tout jamais endommagé par une bande de chenapans, à une gueule cassée de 14-18 rentrant après la guerre sans faire de bruit dans son village. Son retour était-il dû à l'installation, dans cette ancienne colonie anglo-française, début 67, du régime autoritaire d'Eyadéma, le chef d'état major des armées du pays ou à son désir de terminer en beauté sa carrière dans une institution de prestige comme une École Normale ? Personne n'en savait rien. Ce qui était sûr, c'est qu'il semblait inaccessible, comme si le cœur de sa vie intérieure battait encore dans l'Afrique lointaine, quelque part du côté du golfe de Guinée.

La salle de classe dans laquelle nous le recevions quelques heures par semaine, comme les autres professeurs, était celle de notre promotion. Banale, classique, sans âme. Plaqué contre le mur du fond, un bloc de casiers sans affectation particulière, ouverts à tous les vents et vides, enfin presque. Un beau jour dans l'un d'eux nous avons découvert … un fer à repasser. Je revois, et cela me fait encore sourire un demi-siècle plus tard, les nombreux points d'interrogation qui s'allumèrent dans les yeux des camarades à l'instant de sa découverte. L'objet sans propriétaire ni passé nous devint familier. Lorsque le cours de Togo franchissait les limites de la scolastique et du supportable, nous nous refilions discrètement l'appareil électrique sans même changer de place, de bureau en bureau, en le traînant au sol, tiré par son cordon. Notre malheureux professeur, une fois plongé dans quelque méthode d'apprentissage de la lecture ne refaisait en principe surface qu'à la fin du cours, lorsque la sonnerie retentissait dans tous les bâtiments abritant les salles de classe. Pourtant, par une belle journée de promenade du fer à repasser, Togo revint prématurément à lui et osa une requête à l'intention des élèves assis au fond de la classe : « Rangez-ça ! » leur demanda-t-il calmement sans quitter des yeux l'étrange objet glissant sur le carrelage. « C'est notre chien, Monsieur ! » lui répondit Jean-Pierre Herrera, Max de son surnom, un camarade remarquable imitateur de Fernand Raynaud. C'est alors que l'inimaginable se produisit, car Togo, d'un air las et conciliant, renouvela sa prière en ces mots : « Rangez le chien ! » Un vague murmure d'admiration mêlée d'inquiétude parcourut l'assistance médusée. Je ne sais plus rien de la suite de l'incident sauf qu'une vilaine petite tristesse saccagea tout à coup notre incorrigible propension à l'indiscipline, aux vannes douteuses et aux amusements infantiles. Togo n'était qu'un pauvre homme malade digne de notre compassion.

S'il ne nous serait pas venu à l'esprit de nous rebeller contre ce professeur quelque part attachant, il n'en était pas de même avec Beloeil le surgé. Coco Beloeil exactement, tel était le premier surnom de cette peau de vache capitalisant sur sa triste personne et en provenance de nombreux étudiants, une foule de mécontentements. Lorsqu'il apparaissait dans un couloir, de sombres menaces se mettaient à le poursuivre d'un œil mauvais. Être détesté à ce point frisait la performance. Il était petit mais d'allure dictatoriale, vilain derrière les culs de bouteille de ses lunettes, enveloppé, imbu de sa personne. Pour parfaire son portrait il zézayait, la bouche toujours encombrée de mots et de menaces prêts à l'emploi, c'est-à-dire disponibles à l'étaiement d'une sanction. Sa façon de parler lui avait même permis d'accéder à un second surnom au premier abord anodin mais véritablement diabolique lorsque celui-ci se voyait employé collectivement par les normaliens, dans une situation bien particulière. Un réfectoire immense occupait le rez-de-chaussée de l'aile gauche de l’École. Composée de deux rangées de tables et d'un couloir central, cette salle à manger de château accueillait chaque midi près de deux cents convives normaliens. A chaque table huit jeunes hommes dans la force de l'âge. Le jour des frites, la course au rab se musclait se drapait dans des airs de véritable compétition sportive. Les repas ne se déroulaient jamais dans le calme mais l'intensité du bruit ambiant restait la plupart du temps acceptable. Ce qui provenant de ce lieu reste inoubliable, c'est, à l'occasion ici ou là, sa traversée effectuée par le surveillant général Coco Beloeil. Dès que ce dernier pénétrait dans le réfectoire par sa porte située côté salles de cours, un silence impressionnant s'abattait en quelques secondes sur l'assemblée des attablés. Chaque normalien faisait silence, baissait le nez dans son assiette et attendait le signal qui ne tardait pas. C'est alors qu'une extraordinaire et grave mélopée s'élevait dans l’atmosphère pesante et tendue de l'immense salle à manger. Un « Moumf ! » profond et menaçant suivi par des dizaines et des dizaines d'autres distillés tous ensemble dans une rythmique très orchestrée, aboutie, diabolique comme la voix déterminée d'une force d'épouvante. Cette basse continue donnait la chair de poule. Moumf ! Moumf ! Moumf ! Moumf ! Moumf ! et ce à l'infini jusqu'à ce que notre ennemi juré s'enfonçât et disparût dans les cuisines à l'autre bout du réfectoire. Aucun étudiant ne relevait la tête de son assiette jusqu'à la fin de l'opération qui ressemblait à une grosse menace, à une révolte sourde des profondeurs, à une militaire et coriace démonstration de virilité provenant de nulle part et impossible à stopper. Évidemment que Moumf, second surnom de Beloeil donc, avait compris que cette fronde visait sa personne, sa fonction, son pouvoir. Cet acte de résistance des élèves drapé dans sa veine de tragique était tellement impressionnant que jamais le surgé n'osât nous demander même une seule fois de mettre un terme à ce semblant de mutinerie. Je réalise cinquante ans plus tard que notre attitude bravache d'alors aurait pu s'enorgueillir d'avoir en cette occasion osé revêtir la courageuse panoplie du militant qui tient tête sous les coups, rejette les injustices, sait qu'il risque gros mais persévère à dénoncer la rigidité des pouvoirs arbitraires. Car quelques évidentes passerelles furent bien lancées entre l'autoritarisme de notre surveillant général et la notion de grande révolte de la jeunesse, entre les revendications des étudiants des universités et celles des instituteurs en herbe, entre Paris et sa Sorbonne et la Bourse du Travail de Lyon. C'est ainsi qu'un pavé sans doute chouravé sur le chantier d'une vieille rue de la Croix Rousse traversa une nuit une baie vitrée du bureau de notre surveillant général Coco Beloeil. Le projectile finit même miraculeusement son vol plané au centre de l'établi sur lequel notre tortionnaire peaufinait des représailles, signait des condamnations, organisait des répressions. Le coupable du jet franc ne fut pas appréhendé, tout au moins dans mes souvenirs. Je me rappelle n'avoir conservé de l'incident que les oripeaux du coup pendable d'une tête brûlée, mais pas du tout le symbole fort d'une nuit d'émeutes. Aucune barricade fumante ne fut retrouvée le lendemain matin dans la cour principale de l’École Normale d'Instituteurs de Lyon. Ma conscience politique à l'époque même pas un embryon. Je n'étais qu'un éphèbe, un jouvenceau, un Grand Meaulnes attardé dans les landes brumeuses de son soi-disant romantisme. Je ne fis que suivre le mouvement de Mai 68 dans les amphis et les manifs. Je me revois draguant des normaliennes dans une assemblée générale ou en train de balancer des tomates sur les bourgeois qui rue Édouard Herriot à Lyon, nous narguaient de leur balcon tout en nous regardant défiler à leurs pieds. J'ai honte. Pauvre chrysalide, je n'étais vraiment pas fini. Ma lumière intérieure était bien trop occupée à visiter le monde dont le Berry m'avait caché la somptueuse existence. De la mare au diable aux lumières de la ville je marchais d'un émerveillement à un autre, libre enfin mais en fait prisonnier de mes envies à la manière des éphémères qui brûlent leurs ailes au mirage du petit soleil des réverbères.

 

Je ne me suis jamais senti concerné par les événements. « Nous ne voulions pas gagner, ce que nous voulions c'était tout renverser ! » Je ne sais plus qui a prononcé cette phrase définissant mon état d'esprit de l'époque, mais c'est tout à fait ça : je ne fus qu'un rebelle de pacotille, un cerveau sans politique dedans, un Narcisse incapable de lâcher un instant son miroir, un remetteur en cause de rien du tout, un poète attardé se gavant d'impossible, un fils d'ouvrier qui a failli soutenir son père. Le monde s'était trop brutalement ouvert devant moi. En deux secousses successives si importantes que la seconde ne pût sur le champ être convenablement traitée. Très longtemps je suis resté dans les jupes de la première, si étonnante, si nourrissante et si légère, à butiner une splendeur puis une autre, non volontaire pour échapper à une telle fête. Aujourd'hui je tente le grand rattrapage ; je fulmine, je condamne et je croise enfin le fer avec la seconde, l'épouvantable mondialisation, les monstrueuses multinationales, l'impérialisme qui est bien le stade ultime du capitalisme bien parti pour détruire la planète. Je rattrape le temps perdu, comme si c'était possible.

 

                                                                             Michel Le Quéré, Arsac-en-Velay, Mai 2018

 

 



28/03/2021
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