de n'être rien on n'a que ça ( journal )
Les articles de mon blog sont illustrés par des morceaux de musique. Je ne considère pas comme secondaires ces illustrations sonores, mais vous pouvez très bien lire les infos de cet article sans musique.
C'est vous qui décidez.
"Se trouver dans un trou, au fond d'un trou,
dans une solitude quasi totale
et découvrir que seule l'écriture vous sauvera."
Marguerite Duras
préambule
Un jour mon père m'a dit : " Tu vois, c'est là que j'aimerais vivre ! "
Nous étions en train d'échanger, dans la buanderie, une pièce de la maison surnommée " la bonne à tout faire ". On y trouve la chaudière du chauffage central et sa réserve à bois, la machine à laver le linge, un évier, des placards dépareillés destinés au stockage des habits de travail et des produits d'entretien. Ce lieu sans grâce aux murs noircis par la fumée n'en est pas moins le coeur ouvrier de la demeure. Il produit chaleur, confort et propreté. Dans l'humilité. Toute ressemblance avec une personne ayant réellement existé n'est pas fortuite. La buanderie de ma maison c'est l'âme de mon père. Et il ajoutait : "J'aurais mis un lit ici, une chaise, et les soirs d'hiver, j'aurais écouté le feu me raconter des histoires ! "
Mon père est mort en 1992. Je ne me remets pas de sa disparition. Imaginer une seule seconde que je ne reverrai jamais cet homme me plonge immédiatement dans un effroi sans nom. Alors la buanderie s'est peu à peu installée en moi. Au crépuscule, après le travail et comme il l'aurait fait, je m'assieds sur sa chaise et je hurle mon désespoir. Je ne parviens à un semblant de convalescence provisoire que par une recréation de l'absent. J'engage un dialogue avec la souffrance et je couche aussitôt celui-ci sur le papier. J'écris sinon je meurs. Un journal. Un éphéméride de l'effroi. Une sorte de mélopée de citadelle assiégée. Une autopsie de l'irrémédiable commun à toutes les vies.
Mais l'émotion est trop forte pour que je reste seul à la porter. Voilà pourquoi cette trace sanglante sur la toile, brute, impudique et désarmée. Je ne m'épanche pas. Je viens embrasser l'ampleur du fleuve symbolisant cet homme qui était mon père. Il faut le monde à ce héros, à cet orphelin magnifique qui, formellement athée, n'en portait pas moins en lui des étincelles de l'Abbé Pierre.
Je le trouve bien à l'image de mon chagrin, ce journal. Un chaos. Tout est ici livré dans le charivari de la mémoire décidée comme toujours à n'en faire qu'à sa tête. Un désordre d'atelier. Sans doute le petit frère de celui dans lequel je taille le bois, la pierre ou bien encore et là aussi, le désespoir. J'ai tenté, comme Michel Leiris dans le sien, de ne pas, dans ce journal, me "laisser aller à la littérature". Sans doute ai-je échoué. Pourtant, chaque jour, à la tombée de la nuit, ce n'est que la violence de mon ressenti de l'instant qui impose, du plus profond de la relation que j'entretenais avec mon père, le matériau centré sur l'établi de mon atelier d'écriture. Ensuite la rage d'accéder à la métaphore qui convient dans le paysage désespéré du jour. Parce que pour tenter d'élever ce qui reste d'une âme, c'est la marche obligatoire après celle animale du cri. Parce qu'humain encore je cherche à être. Sublimer ma douleur m'importe. Ou plutôt cette démarche s'impose. Viscérale, affamée, apaisante, gratifiante.
Véritable colonne vertébrale de mon cheminement palliatif, voici "De n'être rien on n'a que ça", journal contre la mort.
journal
20 janvier 2011
ici j'entre dans ton âme
je vais faire de cette pièce un chemin de croix
j'aurai à ajuster ma clairvoyance aux coordonnées de ton univers
cet espace clos vient de temps immémoriaux
une protection une chaleur et une source suffisent
parce que tu disais n'être rien
qu'un orphelin est une balise dérivante
tu ne sais pas que le port tant cherché est un ventre maternel
protection chaleur et source
n'est-ce pas que cette trinité te sauve
22 janvier 2011
de n'être rien on n'a que ça
deux semences sans source
deux chairs d'un même projet juste avant leur jonction
là
dans le coffre
le vase portant l'avenir
le gynécée
25 janvier 2011
je mourrai assis sur ta chaise
en cosmonaute
destination l'indestructible éternité de ce que tu fus
là dans l'humble
dans le sombre condamné
je me prépare à te rejoindre
je costume notre histoire
je remets de l'ordre dans la chevelure de nos étés
26 janvier 2011
c'est terrible tous ces mots qu'il faut brandir pour effrayer la mort
précipitée
militaire
dans la faim
il faudra que son heure soit la nôtre
pour l'instant
à la limite de la raison j'étudie notre lien
je tente de cerner ce que je voulais t'entendre me dire
à la tombée de chaque nuit je referme sur nous le silence de nos voyages parallèles
28 janvier 2011
tu sais tout du dehors
des plaines de l'air et du vent des libertés masquées galopant
de la respiration du ciel t'abandonnant à toi
être aérien embassadeur du seul paysage me préoccupant
coup d'air
tu sais faire
mais pour le reste non
29 janvier 2011
alors tu cultives à vie ta trinité manquante pour la vision du fruit dans le miroir
ta vie c'était ce rêve d'ouvrir un jour ta porte
au moins une fois avant de disparaître
au titre de la protection
à la chair de la chaleur
au contenu de la source
31 janvier 2011
tu aurais dormi là dans cet enterrement
dans cet atelier de chercheur d'âme
dans cette pauvreté usée passée au noir de fumée
du strict nécessaire
un intérieur de chaumière à la Rembrandt
voeu de chagrin prononcé
pour une solitude attablée au récit personnel improbable
2 février 2011
mais oui tu es prolongement du feu
père et fils à la fois
moi je ne sais rien du froid parce qu'à jamais résident d'une caverne protégée
loin en amont dans l'ossature de ton âme blanche
mais toi
ta pensée transie dans la mastication aveugle du feu de bois
où tu ne sais pas reconnaître le ventre de la seule porteuse qui t'importe
3 février 2011
je t'en ai vu couper des arbres censés nourrir l'hypothèse de ta chair
dans un coin de la pièce que tu aimais
arrimé à mon chagrin
j'observe le feu d'où suinte mon baiser sur ton front
encore chaud
4 février 2011
tu ne craignais pas que la source use la paume
de ton courage
sans doute aurais-tu échangé l'eau de vie de ton questionnement
contre un pur flot de modestie
on aurait dit que tu t'épuisais au travail pour cette récompense
tes mains sous la vague amniotique
tes lèvres au sein clair reconstruit
lors pour apaiser ta soif de bâti
cette jolie caresse sonore dans ta bouche
tendresse échangée dans un dialogue majeur
entre ta volonté d'ange et la cathédrale inachevée dite des onze jours
5 février 2011
l'humilité
cette danse sur la corde raide de l'oubli
je revendique de n'être rien que cette identité de crépuscule
cette besace à chagrin
cette lucidité engluée dans le labyrinthe de l'effacement
est-ce que ton âme aussi portait ces choses souffrantes ?
8 février 2011
les mots couvrent les maux comme on borde le lit d'un enfant
c'est ton visage me contemplant dans mon sommeil d'autrefois
qu'il me reste à sculpter
je n'aspire qu'à ce marbre d'excellence
tout en souriant au mensonge que je m'offre
car qui est mort ?
qui de nous deux et à jamais est le gisant de l'autre ?
11 février 2011
produire du verbe t'épuisait parce que la faille en toi
et dedans cet échange inachevé
ce sein tari comme un silence de cathédrale
pour adoucir les affres de cette fracture
tu t'es sans doute façonné un lumineux contre-langage
des mots à toi restés en toi afin de n'avoir à porter que tes repas premiers
on ne se nourrit jamais que de cette voix lactée-là
14 février 2011
chaque matin
dans la fournaise du chagrin je me redresse sous les coups
de la mélancolie
la dentelle du courage à recoudre
je m'acharne
je ne cède
je retourne sans fin sur mon métier qui est de te nourrir
des lieux fidèles de notre mémoire agenouillée
15 février 2011
comme il peine à avancer ce monde
sans toi
dehors
derrière la double enceinte de mon désespoir les arbres épuisés à la recherche du nid
de tes caresses
s'ils pouvaient trouver ta main
la pierre de lavoir de sa paume compassionnelle où j'aiguisais ma connaissance
16 février 2011
ouvrage de défense que cette version enfantine
du chagrin
enfermé en moi derrière sa contrescarpe
je tente de te traduire
flancher se dit comment dans le langage des étoiles ?
17 février 2011
le courage de la poursuite est le courage de l'oeuvre
jusqu'à l'étonnement fragile de la frontière
ton regard satisfait l'épousant
lors partir te rejoindre dans cette inconsolable perte du vivant
cette victoire du vide
cette sentence assénée
mon unique identité
de nêtre rien sans toi je n'ai que ça
19 février 2011
au pied des marches de ton histoire
élytres épuisées à la vitre insoluble
toute ma tragique incompétence à la sérénité
quel écrivain rédige en moi cette reprise en sous-oeuvre
cette loi beaucoup trop lourde pour les épaules de mon enfance ?
et toujours et toujours cette main courante dans la nuit
ce filet de gravité qui clame
je vous répare Père
sans connaître l'outil ni même le matériau
21 février 2011
ta silhouette inscrite dans l'encadrure
de l'éternité
cette visite que tu me rends parce que tant de naufrages possibles
dans la halte de mon courage
au ruisseau de ma mélancolie tu viens puiser le sang
de ton jardin
comment nommes-tu ces fleurs de sable plantées dans ce silence ?
22 février 2011
se coucher sous la nuit pour amortir sa chute
en résistant désaltéré à l'eau forte du courage
en Don Quichotte ferraillant contre les petits soldats de la mémoire
se défendre grâce à des dagues élégiaques
des épées métaphoriques
des boucliers sanglés d'alexandrins grandioses
l'étonnement sous la rentrée des larmes
comme ces lents troupeaux sages dans le recueillement de la lumière
en fait rien qu'un pas de gagné dans le gué incertain
23 février 2011
se coucher sous la nuit pour amortir sa chute
ou te rejoindre au noir
passer la rampe musculeuse du soir puis la lâcher pour l'inconnu
éventrer la moisson des souvenirs pour s'arracher le coeur
le vider le remplir par un seul paysage
le référent la métropole
celui des confins bleus de ta douleur
une terre de l'âge d'avant l'humain
ses grands airs de Colombie Britannique
sa solitude désespérée nourrie aux silhouettes de ton identité
25 février 2011
non le bâti du jour ne résiste au désastre
aux serres du crépuscule
au gros temps des autrefois
à la tempête de ton absence engouffrée jusqu'aux recoins de l'âme
les souvenirs heureux drossés dans la plaie du présent
si proche si proche le renoncement sous la rage glacée des éléments vainqueurs
poser cette peur sur la plage d'un livre
ne sauve encore ce soir
26 février 2011
aux deux extrémités de l'existence le même dilemme
de quel jouet ou de quel souvenir se saisir
pour accéder à la rumeur de l'être fondamental ?
mais quel que soit le choix
l'emmaintement produit le père
l'architecture de sa loi qui nous hisse
27 février 2011
toute transcription du lien passe par le pont du Vernet
je suis la patience de cette dentelle d'acier
son nid dans ma respiration
lorsque l'oeuvre me dira le droit
j'écroulerai ma main de cette échelle du courage
de toutes les tombées d'amour l'ultime
stellaire et de fruit liturgique
lorsque l'oeuvre me dira le droit
pour l'instant je m'exerce au passage
28 février 2011
des souvenirs d'enfance comme des blessures qu'on lèche pour effacer le sel
du désespoir
punition ? talisman ? nourriture des étoiles ?
l'auguste cruauté de cette gestuelle de la vie nous broie nous illumine
nous les paludiers du crépuscule
les écumeurs de larmes
les petites mains du rien
notre seul bien
2 mars 2011
nous est un dimanche sans jardin
une visite rendue à des lointains
les mains derrière le dos
ta marche réfléchit la marche de tes pensées
mon pas d'insecte dans le pesant du tien
j'interroge ton silence gros de quoi ?
de moi ?
des semailles du mois ou des moissons auxquelles pourquoi toi
tu n'as pas droit ?
3 mars 2011
chaque ébauche de printemps secoue l'architecture de ta quête
réamorce ta croisade
quelle déesse vas-tu ensemencer ?
pour quelle naissance quel fils quel petit végétal doté de tes atomes ?
oui jardiner c'est dire Mère recommencez-moi
mes racines en votre ventre
et l'avenir en frondaisons touchant le ciel
ta terre cette mère qui ne t'explique pas son geste vide
4 mars 2011
parler de toi aux hommes m'engendre soc
me rend disponible à la moindre floraison de dignité
rassemble des troupeaux de courages sauvages
je ne me rappelle pas avoir oublié d'être
ton fils
5 mars 2011
concrétion de ton silence
ce poème qui creuse plus loin que la pudeur
et qui aimerait tant dresser le pont
entre tes larmes d'enfant et la rive paisible de leur cause
dite
6 mars 2011
après avoir longtemps grossi du rien des horizons
deux navires se sont croisés
à l'abordage de la tendresse n'ont pas su se résoudre
sans doute marcher vers l'autre nourrissait
échanger les parfums des parcours apaisait
mais la force des courants contraires
l'irrémédiable et linéaire arrachement
deux vies qui se séparent pour rejoindre chacune son port imaginaire
du rien
le remords par l'élingue laissée de côté
le remords
cet enfant naturel de la pudeur qui empêche les navires de s'accoster
à l'instant où l'amour les a fait se croiser
8 mars 2011
cette couronne de crépuscule à ton front corvéable
et que tu déposais aux pieds de tes enfants
chaque soir
dans la halte écourtée de ton métier de chien
une gloire désaltérante qu'on allongeait de sirop de groseilles
la tête en l'air et le rire fou
sans reconnaître la plage de nos jeux
ton âme de silence fourbu piochée d'abnégation
9 mars 2011
comme il souffre le voyage que je n'ai pas su t'offrir
cette traversée d'amour filial sur du qui-vive apprivoisé
ce compagnonnage ouvrier au parallélisme peut-être défaillant
sur la fin
pour qu'il m'arrive encore cette main d'enfant
dans les blessures de la tienne
10 mars 2011
s'agripper à la respiration du jour
s'acharner dans la conciliation pour démontrer le théorème de l'irréversible
avec plein d'Annie Girardot dans la conscience du manque
survivre sur le filin du paroxysme
en s'arrachant délicieusement le coeur pour étancher sa soif
de passé simple
longtemps à cette amphore où les mille ans de ta tendresse de père
11 mars 2011
je polis chaque fin de jour pour guider ta lumière
jusqu'à ce faire faute
ta civilité entre en moi par ce bief
je taille la pierre pour l'aube de cette raison
au moulin de mon enfance tu portes encore tant de ruisseaux
de savoir vivre
12 mars 2011
cloué à l'épicentre de mon tremblement de père
guenille restante je me disloque
dans chaque crépuscule ta mort forçant la porte de mon coeur d'oiseau
une faille sous-marine d'une telle éloquence
que le chagrin engouffré là peut boire jusqu'aux étoiles
13 mars 2011
certains soirs je m'apprête au passage
dans un apaisement de plaine parturiente
je me laisse porter à te rendre mon âme
nous jouons sans un geste l'abouchement de deux planètes aveugles
nous nous sommes tant cherchés
il était temps
14 mars 2011
ta vie un Jean Moulin dans la douleur
une résistance granit incontournable
imperméable tant aux salissures des mille petites nuitées assassines
de la barbarie
t'entendre rire de toi
la seule couronne que tu portas
comme ces héros qu'on croise dans la rue
sans le savoir
le cheminement doux articulé au fraternel
15 mars 2011
ta vie un Claude Monet dans la chaleur
un soleil combattant aux prises avec la brume des origines
un coeur boîte de crayons de couleurs donnant de l'enfance au sentiment
mais de l'ombre
ici ou là et en secret portée
dans la palpitation de ton humilité
n'est-ce pas que le monde vibre au travers des larmes suspendues
16 mars 2011
en toute sournoiserie les hordes céladon persécutant l'hiver
qu'il vacille et l'épouvante renaîtra
parmi les verts les glauques les olivâtres
toutes ces légions maudites en éclaireuses préparant la douleur
à la douleur
chaque printemps te ramène nous fuyant
l'anniversaire de ta mort lors des fêtes de vie
tu poussas ta part humaine jusqu'à cette transfiguration
17 mars 2011
parce que le visage inconnu dedans le médaillon
pierre précieuse muette et glacée
chaînon manquant à inventer
ton âme devenue ce sertisseur de dignité
à souder l'infantile verroterie de mes inconséquences
à polir notre alliance pour te sauver toi-même par toi-même
quel joyau d'élégance que ton identité d'orfèvre
en parentalité
18 mars 2011
l'arbre dans la cour étend de la paille d'or pour coucher toutes les bêtes
de lumière
dans mon poste d'écriture je m'arrime pour le séisme
cérémonie pour une église crépusculaire
je lâche enfin la main du rouge effroi
parce que tout à coup
dans l'encadrement de la porte mémorielle
la silhouette ourlée par un si vaste amour
tu es là revenu d'effroyables jardins
pour effacer l'inconcevable
20 mars 2011
parler de toi au monde cautérise le poème en sa plaie animale
apaise les sanglots de son échine primaire destructurée
rassemble le troupeau des peurs pour les forcer à définir leur cri
dans l'écoute des humains
je dépose l'insecte parfait de l'effroi
ces mémoires cette plainte ce marbre cette courroie
pour te sauver sans doute
et moi à travers toi
21 mars 2011
dans l'énergie du monde à boucler les saisons
le rouage socratique de ta perception
toujours je surprendrai le végétal à l'écoute
de tes gestes
parce qu'éventrée la mémoire
où tu déposes encore la semence des chemins pour grandir
chaque hiver en avril me recouvre au sillon
de ton silence
22 mars 2011
en tête à tête avec ta loi
je me cousais de patrimoine et d'or
ton récit de la vie ma fortune
mes mains pleines et ventrues à force de prendre ta parole
ébruiter tes secrets dévoilait mon oeuvre
dans le jardin de ta voix des semences de sens nommées
et puis soudain cette soustraction crépusculaire
trouver visage de bois
les scellés sur ton sourire
ne pouvoir plus te conjuguer qu'à l'imparfait
ce que j'étais d'heureux nié
t'avoir perdu c'est ne plus être que rien
une brume d'atome orphelin
24 mars 2011
sous quel visage ai-je figuré dans la cité heureuse de ton âme ?
ce royaume qui tant connut la violence de la vie
où tu te sauvais par les ordres que tu t'infligeais
tu n'en avais jamais fini de l'irrémédiablement là
de l'effort renaissant des décombres du travail accompli
maître et esclave en toi toujours à ne jamais déléguer
le labeur
le courage t'allait si bien parce que forme de jardin à prendre et à reprendre
sans fin
je ne parviens pas à m'inscrire dans la perpétuelle convalescence
de ton âme
je suis malade de l'ici et du maintenant puisque tu es parti
et que tu étais le présent
25 mars 2011
les mots s'arrêtent parfois juste au bord de la vie
ils m'abandonnent au cri
ils me livrent à la plainte
je prends alors en moi la place d'une bête épuisée qui se meurt sous les coups
du remords
je tiens parfois longtemps dans cette barbarie
si pure la souffrance animale
capable seule d'approcher la chair
du souvenir
26 mars 2011
je t'écris d'un tombeau
d'une escale journalière ouverte au repliement
dehors le crépuscule en salle d'attente où piaffent les souvenirs
lequel d'entre eux ce soir est de corvée de noir ?
par quelle arme va-t-il me passer ?
le cassant d'un hiver ?
la fusion d'un été ?
ne retiens pas sa main
j'en appelle au chagrin
27 mars 2011
dans la poitrine du feu
cette locomotive ronflante qui étire le chagrin
je suis encore monté dans ce voyage
le futur à l'abandon dans l'atelier
le présent bombardé par l'envie de rechausser ma vie d'enfant
les paysages qui défilent me préparent au costume
de communiant
ma première cravate que tu noues
dans l'écorce rugueuse de tes mains
le joli bruit qu'elles chantent en cheminant dans mon bonheur d'être
ton fils
28 mars 2011
l'atelier d'écriture un nid au chaud dans ta présence
une couche animale éblouie par la vie
ce que je suis
dedans
dans la fratrie
à mijoter dans l'insouciance repue l'espace d'un crépuscule
d'une randonnée dans des jadis perdus
d'une tétée au sein de la mémoire
les yeux clos dans la fourrure de la reconnaissance
29 mars 2011
à bord de l'un de tes silences une fois embarquer
pour le cheminement
la soif de paysage
la surprise au détour d'un questionnement
la défaite dans l'ouverture d'une plaine de découragement
la gloire à la sortie d'un défilé de libertés
donner la main à ta pensée pour savoir où tu allais
te perdre
dans quel taillis de chagrin ?
dans quelle futaie de résilience ?
à la recherche de quel jardin initiatique ?
un voyage dans la pensée de mon père ?
il était une fois une planète dans une lointaine galaxie
30 mars 2011
l'anniversaire de ta disparition ?
mais la terre s'en charge
par des poussées d'enfance du vagissement de l'éclaircie
ton souvenir en résidence n'a qu'à ouvrir les bras
dans la marche des fleurs tu me reconnaîtras
je suis la maladive la noire la désarmée
du château des jardins tu pars discipliner le monde
tu es partout
tu sèmes tu plantes tu vivifies
ma main cherche l'outil dans ta main enseignante
le compas des grandes réparations
capable de rendre à un l'enfant le visible et la chair de son père
ne serait-ce qu'un instant
31 mars 2011
demain tu t'en iras en chantant Aragon
pour sauver de la France profonde les blés
le réséda
l'amour gigantesque des tiens
tu partiras pour le courage car tu ne sais rien d'autre que les mots simples
de la lumière
tu t'es précipité pour protéger un monde qui ne t'a rien donné
je sais que tu chantais de n'être rien on n'a que ça
et Aragon émerveillé te salua
ton coeur léger dans les combats
jamais ne fit le délicat
demain tu t'en iras comme ces héros
qui ne reviennent pas
1 er avril 2011
l'anniversaire de ta disparition ?
un gâteau de famille où les bougies des chants d'oiseaux
dans une poussée vert tendre grimpant à la vie
un seul restant d'hiver
ma rage froide à te penser
mourant
loin en amont
l'épée d'une haine fondamentale qui fouille mes entrailles
à la recherche du chagrin que ce soir je lui refuse
2 avril 2011
ton âme étant la réponse à la supplique des jardins
tu as laissé mourir le feu
et puis tu t'es jeté dehors dans les odeurs d'humus
l'instant d'après le paysage tout entier pendu à ton épaule
seul dans la pièce que tu aimais
élément du décor
fragment de rien
je me verse du silence dans les veines
un remède écrivain qui élève avec soin
le beau mensonge selon lequel
jusqu'à l'hiver prochain
tu ne serais parti qu'en ton jardin
ce qui m'aiguise au moins la larme du possible
3 avril 2011
de mon poste d'écriture juste un mouchoir de ciel qui file
vers l'enfance
se frotter à l'insurmontable perte du vivant
un soupirail d'âmes légères qui se déchire
au deuil frontal de la raison
inouï que toujours tu tarderas
insaisissable et pourtant là
tellement là
dans les coups que s'échangent la vaillance et l'abattement
tellement là que j'ai encore et à l'instant tendu mes mains
vers toi
4 avril 2011
dans le provisoire de la victoire du courage
l'oeuvre arrachée aux griffes du cri
à la mauvaise raison de la mélancolie
bilan qui sauve que cette sculpture littéraire
le temps d'un pont sur le fleuve du deuil
de ta mort à la mienne je n'ai que ça
ce lien qui cherche et trouve sa dentelle de granit
cette langue paternelle polie par le chagrin
5 avril 2011
l'atelier d'écriture ton église où je renonce au monde pour le mystère
du souvenir
par la discipline du recueillement
ta silhouette tout à coup s'incarnant dans la source de l'horizon
le même vitrail où la lumière de mon amour te transperce
l'autel modeste de ma force d'écrire
dressé contre ta poitrine
dans la cérémonie du face à face avec moi-même
si proche d'une divine hébétude
ma foi dans la beauté de ton âme
je marchais pourtant dans l'impossible de croire
6 avril 2011
ce journal ta sépulture
tu as laissé sa porte ouverte
ton empreinte initiatique dans laquelle désormais
je niche pour trois saisons
parce que tu pars cultiver ton enfance douloureuse
et je n'ai pas de place dans tout ce végétal souffrant
ça ne fait rien
nous renouerons l'hiver prochain
en attendant
infinitésimale fraction de résistance
je ne vais être que ça
cet accident
cette rage
ce rien que tu sculptas
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